À l’origine de la psychanalyse : l’étranger.

Par Monique Schneider.

Paru dans Filigrane, Hiver 2004, volume 12, numéro 2.

L’irruption de l’étranger sur la scène analytique viendrait-elle perturber un dispositif aménagé entre partenaires partageant une même culture ou une même langue ? Répondre par l’affirmative reviendrait à oublier la structure qui supporte l’avènement de la psychanalyse. Un avènement qui n’a été rendu possible que par une mutation décisive concernant le statut de l’étranger.

Un tel renversement n’advient pas dès les premières entreprises cliniques de Freud, il se donne à voir progressivement, provoquant ainsi une redéfinition de l’espace thérapeutique. Les premières définitions de l’acte censé guérir nous reconduisent en effet à un imaginaire médiéval, voyant dans l’irruption de forces étrangères l’essence même du mal, et, dans sa lettre Fliess du 17 janvier 1897, Freud ne craint pas de revendiquer cet héritage inquiétant :

« Tu te souviens de m’avoir entendu dire que la théorie médiévale de la possession, soutenue par les tribunaux ecclésiastiques, était identique à notre théorie du corps étranger et de la division du conscient. » (Freud, 1956, 165).

Freud relève ainsi l’analogie qui est en travail entre la méthode cathartique et le rituel exorcisant. La définition de la maladie comme de la guérison repose en effet sur l’appariement du couple dedans-dehors et du couple sain-malsain. C’est la pénétration par effraction d’un élément étranger originairement extérieur au sujet qui est à l’origine du désordre, comme si l’extériorité était fondamentalement intrusive et mortifère. Selon le code religieux ou laïc, l’extériorité sera désignée comme « diabolique » ou comme simplement « étrangère », mais, dans l’une et l’autre lectures, l’entreprise thérapeutique obéit à un diagramme spatial clair : il s’agit de renvoyer au-dehors ce qui est censé avoir fait irruption à partir d’un espace étranger à celui du sujet. Si l’intrusion d’un élément étranger est pathogène, l’expulsion de ce dernier délivre l’image fondamentale de l’acte thérapeutique. La première théorie du traumatisme s’inscrit ainsi dans le sillage de la lutte menée contre le mal démoniaque.

Freud insiste, au début des Études sur l’hystérie (1893-95), sur le fait que l’élément étranger ne joue pas seulement un rôle de catalyseur, mais qu’au sein même du psychisme il constitue l’équivalent d’une enclave :

« Il faut se garder de croire que le traumatisme agit à la façon d’un agent provocateur qui déclencherait le symptôme.(…) Mieux vaut dire que le traumatisme psychique et, par la suite, son souvenir, agissent à la manière d’un corps étranger qui, longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif ». (Freud, 1893-95, 1952, 3-4.).

Chasser, mettre un terme à cette irruption d’un corps étranger : les différentes formules qui traduisent cette opération vue comme thérapeutique sont annoncées par le même préfixe : aus(austoben, auswein, décharger sa colère ou ses larmes). C’est à l’opération de rejet qu’est conviée la tâche visant à libérer le psychisme assailli.

La vision expulsive, d’abord présentée comme fer de lance de l’opération psychanalytique, est exposée de manière aussi triomphante que transitoire, comme si elle était essentiellement solidaire d’un temps inaugural. Dans le parcours même des Études sur l’hystérie (1893-95) , on assiste à une métamorphose concernant la localisation interne de ce qui a d’abord été considéré comme un fragment d’extériorité logé dans le psychisme ; d’où la nécessité de proposer une autre version de la finalité thérapeutique :

« L’organisation pathogène n’agit pas réellement comme un corps étranger (Fremdkörper), mais plutôt comme une infiltration (…). La thérapeutique ne consiste pas à extirper, ce qu’aujourd’hui encore elle ne saurait réaliser, mais s’efforce de faire cesser la résistance pour permettre ainsi la libre circulation dans une voie jusqu’alors barrée ». (Freud, 1893-95, 1952, 235).

Transformation radicale de la métaphore, permettant à Freud d’indiquer dans quel sens doit s’effectuer le travail thérapeutique : il ne s’agit plus d’extirper, d’expulser, mais d’instaurer une communication entre des éléments qui s’ignorent, de permettre une « libre circulation ». On ne peut qu’être frappé par l’importance que Freud accorde aux métaphores politiques et sociales, lorsqu’il tente de transcrire les phénomènes psychiques.

Si le désordre interne ne peut plus être imputé à la seule effraction d’un élément vu comme étranger, un renversement du mouvement interprétatif s’impose : il s’agira d’interroger le parcours au terme duquel un fragment psychique – mouvement, affect ou représentation – est posé ou vécu comme étranger, comme porteur d’une altérité irréductible.

La saisie de soi comme supposé étranger

Dans cette surimpression des stratégies politiques et des enjeux thérapeutiques, comment comprendre le retournement qui prend place ? Rompant soudain avec la technique exorcisante ou avec la politique xénophobe, Freud propose de négocier différemment le rapport au « corps étranger » : non plus l’expulsion, mais la libre circulation. Le renversement qui concerne les registres tant politiques que techniques n’est sans doute pas sans rapport avec une exploration qui se joue sur un autre plan, celui de l’auto-analyse. L’Interprétation des rêves (1900) gravit en effet, essentiellement dans les premiers chapitres, autour d’une thématique de reconnaissance. En deçà d’une lecture qui met en avant le rapport à la culpabilité, se dessine plus discrètement une autre piste. L’expression allemande disant la « faute » (Schuld) intervient en effet pour désigner un statut qui ne concerne pas un acte délictueux, mais une appartenance : être juif et rencontrer cette identité, non dans un mouvement de revendication propre, mais dans un regard qui pose l’être ainsi incriminé dans un espace étranger.

Dans l’itinéraire freudien, l’étranger a ainsi changé de place ; il n’est plus rencontré comme porteur de cette menace qu’il s’agirait, soit de rejeter au dehors, soit de laisser circuler ; il fait soudain corps avec l’investigateur lui-même. Ce n’est plus l’autre que Freud rencontre comme étranger, c’est lui-même qui se retrouve placé, du moins tel qu’il se voit dans le regard de l’autre, en position d’étranger. Expérience non dépourvue d’effets de sidération discrète, comme si on assistait, dans l’itinéraire auto-analytique, à l’inscription d’un blanc, à l’écoute d’un relatif silence.

Effet de silence qui accompagne les évocations où, tout au long du chapitre IV, Freud propose un cadrage à partir duquel se trouvent étroitement entrelacées la dimension intime, singulière, et la dimension sociale. La découverte de la « déformation » à l’oeuvre dans le rêve nous conduit en effet dans un mode judiciaire, politique : procès de l’oncle, rencontres avec les représentants des ministères. C’est à l’intersection du juridico-social et du familial que Freud est amené à faire état de la place du juif tenu pour étranger. Place rencontrée comme solidaire d’un effet de césure puisqu’elle est alléguée pour rendre compte d’un arrêt dans le processus de nomination. Freud vient en effet d’être proposé pour être nommé professor extraordinarius, proposition risquant d’être arrêtée dans le cours qui la reconvertirait en nomination effective. Une telle paralysie, affectant également la carrière de collègues juifs, est-elle attribuable à des « motifs confessionnels » ? L’interrogation est d’abord conduite par Freud par semblable interposé, Freud faisant état d’une rencontre avec un collègue qui se trouve dans la même situation que lui et qui s’est adressé aux « bureaux du ministère » pour obtenir la confirmation de ce qu’il redoute :

« Il me raconte que cette fois il avait mis le haut fonctionnaire au pied du mur et lui avait demandé sans détours s’il était vrai que des motifs confessionnels étaient responsables (die Schuld tragen) de sa nomination. On lui avait répondu qu’évidemment – étant donné le courant actuel – Son Excellence ne serait pas, pour le moment, dans la situation de etc. ‘Au moins, c’est ainsi que conclut mon ami, je sais où j’en suis.’ Cela ne m’apprenait rien de nouveau, mais devait renforcer ma résignation. Les mêmes motifs confessionnels peuvent, dans mon cas, être allégués ». (Freud, 1900, 1967, 126).

Freud a ainsi recours à une stratégie de détour pour présenter d’abord la situation de l’ami se heurtant aux mesures d’exclusion inhérentes à l’antisémitisme et pour dévoiler ensuite sa position, comme s’il devait préalablement se dissimuler derrière un semblable. Un semblable moins prisonnier d’une position d’effacement et décidé à recourir à la dimension de la parole, de la remise en question. Après le récit du rêve de l’oncle, reposant d’ailleurs sur un processus de dissimulation des visages, l’un étant caché derrière l’autre, Freud se heurte à nouveau à ces « motifs confessionnels », motifs venant encadrer et entraver la perspective de la nomination. La démarche est de nouveau indirecte, comme si Freud laissait à l’interlocuteur l’initiative consistant à aborder une question intouchable. Un ami, se trouvant lui aussi dans une situation analogue à celle de Freud, félicite ce dernier pour sa nomination. Félicitations auxquelles Freud réplique ainsi :

« Vous, précisément, vous ne devriez pas vous livrer à cette plaisanterie, car vous êtes bien placé pour savoir quelle valeur accorder à la proposition. » (Freud, 1900, 1967, 127)

Riposte prenant la forme d’une injonction de silence : Sie sollten sich den Scherz nicht machen. Non pas, comme dans la traduction Mewerson-Berger, « Quelle plaisanterie ! Vous ne savez que trop bien », mais invitation à s’abstenir d’une parole placée sous le signe du dérisoire et de l’affront. Mieux vaut se taire. Comme dans la rencontre précédemment évoquée, le mouvement propre à Freud ne consiste pas dans la décision de porter le problème sur le plan de la parole, afin d’interroger, de demander des comptes ou d’insérer ces allusions dans un jeu socialisé. On se trouve au contraire confronté à la délimitation d’un espace blanc, espace solidaire d’un climat traumatique étouffé. Trauma non événementiel, si marquant qu’ait été le récit délivré par le père, mais tissé dans l’institution culturelle elle-même, dans des pratiques pourvues d’un enracinement séculaire. L’effet de relatif silence, de la part de Freud, semble inséparable de l’occupation d’une place vécue comme potentiellement annulée. Procédé d’exclusion lui-même gommé, puisque le jeu des propositions se déroule comme s’il s’adressait à des citoyens à part entière, alors que l’ajournement (Aufschub) indéfini délivre aux intéressés, dans l’implicite, un message antithétique, comme si ces derniers ne pouvaient se croire réellement candidats.

Étrange statut que celui qui est réservé à ces postulants restant éternellement en souffrance entre la proposition et la nomination. L’être qui fait l’objet de telles mesures est en quelque sorte placé dans un temps suspendu, dans une sorte de non-temps, comme si les occupants d’un tel règne devenaient eux-mêmes virtuels, maintenus, par la grâce des instances du pouvoir, dans une pseudo réalité : ils seraient, dans le même temps, considérés comme nés et comme maintenus dans le règne des limbes.

La lecture freudienne de l’antisémitisme

Stratégie silencieuse à laquelle Freud répondra, dans une certaine mesure, par une riposte comportant également des effets de silence. Pas de protestation indignée, au moins à un premier niveau, « résignation » officielle, mais les procédés oniriques sont là pour faire entendre indirectement ce qu’il est en même temps nécessaire de bâillonner. Les allusions à cette nomination entravée par le courant antisémite sont présentes dans un chapitre centré sur un procès : le procès de l’oncle Josef, procès évoqué à la suite du rêve de l’oncle à la barbe jaune. Or ne peut-on déceler un effet de miroir entre le statut imposé à ces propositions fantômes, propositions ne pouvant être converties en nominations, et l’accusation proférée contre l’oncle Josef, oncle fabriquant et trafiquant de faux billets ?

En faisant coïncider ces deux structures, Freud ne procède-t-il pas à un effet de dévoilement indirect, dévoilement pratiqué par une mise en rapports purement latérale : le système des propositions fantômes ne constitue-t-il pas l’équivalent d’une production de faux ? Ensemble de faux condamnant certains membres du corps social à se trouver pris dans un processus de non-circulation, à être lancés sur de vecteurs irréels, comme dans l’univers mis en place par Kafka. En deçà du procès de l’oncle, Freud ne pose-t-il pas, dans une sorte de silence, les fondements de ce qui pourrait constituer un procès du pouvoir ? Procès peut-être discrètement agissant dans la façon dont Freud désignera l’instance normative : il se gardera bien, en effet, de référer l’ensemble des échanges et des interdits à quelque puissance qui serait posée comme « la Loi ». Une certaine résignation est agissante dans le choix de la formule devant désigner l’instance ordonnatrice : non pas loi, mais simplement « principe de réalité ».

Compromis de résignation et de dénonciation indirecte que Freud est amené à analyser dans le chapitre faisant suite à celui qui est centré sur « la déformation » et sur le rêve de l’oncle. Freud revient en effet à cette question au moment où il traite de « l’infantile comme source du rêve », comme si la souffrance liée à l’humiliation ne pouvait être reconnue que lorsqu’elle vient blesser un enfant. Dans cette section, Freud fait apparaître deux scènes d’enfance ou de jeunesse : celle de la promenade avec le père et celle qui est incluse dans le récit du père. La toile de fond est importante : Freud entreprend d’analyser sa propre nostalgie de Rome et l’échec des premières tentatives pour se rendre dans cette ville. Rome sera campée, dans le réseau associatif, comme symbole d’une puissance historique se trouvant incarnée par les Romains, puis par la chrétienté. Le réaffleurement de l’enfance invite donc à élaborer, non seulement des scènes d’intimité, mais également des rapports de force ayant travaillé le champ historique. Un événement singulier, présent dans le récit du père, récit délivré à l’occasion d’une promenade, fait fonction de charnière entre la dimension familiale et la dimension politique :

« Une fois, quand j’étais un jeune homme dans le pays où tu es né, je suis allé me promener dans la rue un samedi, bien habillé et en portant, sur la tête, un bonnet de fourrure neuf. Survient alors un Chrétien (ein Christ) qui, d’un coup, envoie dans la boue le bonnet de fourrure et crie : ‘Juif, descends du trottoir ! – Et qu’as-tu fait ? – Je suis allé sur la chaussée et j’ai ramassé le bonnet’, dit mon père avec résignation. » (Freud, 1900, 1967, 175).

Contraste entre la réaction du père, faite apparemment de résignation, et la riposte qui prend forme dans la pensée de l’enfant qu’était alors le jeune Freud : juger « non héroïque » (nicht heldenhaft) la conduite paternelle et lui substituer imaginairement une contre-attaque plus résolue, celle qui s’incarne dans l’histoire d’Hannibal, héros carthaginois d’abord campé dans sa position de fils ; un fils auquel son père demande de jurer, devant l’autel domestique, qu’il se vengera des Romains. Identification héroïque que Freud retrouve, dans sa propre histoire, au moment où il se voit lui-même confronté à l’antisémitisme :

« Quand nous avions étudié les guerres puniques, ma sympathie, comme celle de beaucoup de garçons de mon âge, s’était tournée, non pas vers les Romains, mais vers les Carthaginois, Dans les classes supérieures du Lycée, quand je compris quelles conséquences aurait pour moi le fait d’être issu d’une race étrangère au pays (Abstammung aus landesfremder Rasse) et quand les tendances antisémites de mes camarades m’obligèrent à prendre position, je plaçai plus haut encore la figure de ce grand héros sémite. Hannibal et Rome symbolisèrent, aux yeux du jeune homme que j’étais, l’opposition entre la ténacité juive et l’organisation de l’Église catholique. » (Freud, 1900, 1967, 174).

Il n’est pas indifférent de noter le lieu d’ancrage de l’identification héroïque chez Freud : la figure du héros, campé dans ses projets de vengeance et de conquête, prend forme dans un mouvement de protestation et de révolte en face de la situation créée par l’antisémitisme. Héros promis à quelle lutte ? Freud campe l’affrontement sous forme d' »opposition » (Gegensatz) dualiste : dans un camp, la judéité alliée au « Carthaginois », dans l’autre camp, Rome, quelle soit antique ou chrétienne.

La circulation des places

Devenu porteur du récit paternel, à quelle place Freud se retrouve-t-il ? Comme dans l’expérience traumatique, telle que l’analyse Ferenczi, un clivage vient rendre incommunicables deux dimensions de l’espace. D’un côté, s’élève dans les hauteurs la figure (Gestalt) d’Hannibal, figure érigée devenue support d’une identification héroïque. De l’autre côté, un lieu reste imaginairement occupé, lieu situé en bas, seule direction spatiale assignée au juif par le « chrétien » : herunter. Un tel lieu est décodé par Freud comme la place réservée à ce qui est issu d’une « race étrangère au pays ».

Freud obéit-il à une telle injonction ? Tout l’itinéraire de L’Interprétation des rêves (1900) constitue de part en part une révolte contre cette attribution des places, révolte ayant un pouvoir verticalisant et emportant celui qu’elle habite dans une tentative passionnée de reconnaissance et de prise de pouvoir. Le mouvement ascensionnel ne représente cependant que l’une des faces de la riposte, dans la mesure où Freud n’en finira pas de faire basculer l’un dans l’autre les deux vecteurs antagonistes. L’étude de la sexualité est, en effet, placée sous la haute protection de la phrase de Goethe :

« Dans le domaine de la sexualité, les choses les plus élevées et les plus basses sont partout liées les unes aux autres de la façon la plus intime (‘Vom Himmel durch die Welt zur Hölle’) « Freud, 1905, 1971, 74).

En instaurant ainsi une complicité secrète entre le haut et le bas, Freud subvertit la logique manichéenne qui sous-tend bien des représentations sociales, en l’occurrence celles qui commandent la place de l’étranger. Loin que le bas soit associé à une aire de déchéance, lieu dans lequel tombent ceux que le corps social rejette, il devient, par la grâce de la métaphore, l’un des lieux où se déploie la scène analytique. En entrevoyant « dans le tréfonds ténébreux la silhouette de Lucifer-Amor », Freud ne s’identifie-t-il pas à ce personnage maudit lorsqu’il officie comme catalyseur de l’amour de transfert ? Il devient ainsi un habitant du sous-sol, en relevant le défi lancé par l’agresseur antisémite. C’est d’ailleurs dans quelque lieu abyssal que Freud se situe quand, au début de L’interprétation des rêves, il invite le lecteur à plonger ou à « sombrer » (sich versenken) avec lui pour l’accompagner dans son périple :

« Maintenant je dois prier le lecteur, pour un moment, de faire siens mes intérêts et de se plonger avec moi dans les plus petits détails de ma vie, car l’intérêt pour la signification cachée des rêves exige impérativement un tel transfert ». (Freud, 1900, 1967, 98).

Tout le mouvement ascensionnel, promu par le courant civilisateur, se trouve ainsi régulièrement doublé clandestinement par un autre rapport à l’espace. En épousant le destin du bonnet de fourrure tombé à terre, en se trouvant imaginairement foulé aux pieds, Freud ne devient-il pas lui-même ce « corps étranger » que la première thérapeutique, reprenant à son compte l’héritage exorcisant propre au pouvoir officiel, voulait expulser ? Si Freud ne s’était pas lui-même éprouvé comme faisant corps avec cet élément étranger en instance d’expulsion ou d’ensevelissement, serait-il parvenu à renverser le paradigme purificateur sur lequel repose, de manière séculaire, la définition de l’acte thérapeutique ? L’expression elle-même de « corps étranger » se rencontre d’ailleurs, dans le discours hitlérien, pour désigner directement le juif et voir en lui un parasite. La même désignation est ainsi présente au début des Études sur l’hystérie (1893-95) et dans la propagande nazie et on comprend que Freud n’ait pu reprendre à son compte une formule rendant équivalentes l’expulsion de l’étranger et l’expulsion de l’élément réputé pathogène.

Éjecter, intégrer : une telle opposition réapparaît dans la critique que Lévi-Strauss adresse au monde occidental. Pour interdire que soit regardée avec mépris une pratique dite « primitive », l’anthropophagie, l’ethnologie dénonce la passion expulsive qui caractérise la thérapeutique occidentale :

« À les opposer du dehors, on serait tenté d’opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social (…). À la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde. » (Lévi-Strauss, 1955, 464).

N’est-ce pas parce que Freud a fait l’objet du traitement anthropémique qu’il est parvenu, dans un lieu circonscrit de l’espace culturel, à inverser les vecteurs orientant cette idéologie expulsive ? La psychanalyse est née de ce renversement, en une opération qui reste constamment à reprendre. Ne recourt-on pas à la psychanalyse pour « se débarrasser » de tels ou tels hôtes psychiques éprouvés comme inopportuns, alors que le problème est bien de leur rendre la parole ?

L’étranger aujourd’hui

Qu’en est-il lorsque la parole s’est nourrie, dans un premier temps, d’une langue étrangère ? M’étant attachée jusqu’ici à la préhistoire d’un tel problème plus qu’à son affleurement, je ne peux qu’indiquer une voie d’accès. Là encore, le problème est de savoir si l’écoute analytique doit s’enfermer à l’intérieur de l’espace linguistique tel qu’il s’impose, lorsqu’il met en avant des critères officialisés pour faire la part de ce qui, dans la parole, constitue l’élément dur et l’élément accessoire. Coupure qui aboutit souvent à ne retenir de la parole que ce qui peut s’en trouver retranscrit : un texte devenu insonorisé. Or une telle sélection a pour effet de rejeter hors de l’enceinte linguistique un certain nombre de facteurs liés à l’intonation, au rythme, à l’impact corporel de la voix. Facteurs qui se sont trouvés primitivement oblitérés dans ce que Freud a retenu de la rencontre entre Oedipe et la Sphinx. Loin d’émettre un simple problème à résoudre, la Sphinx propose une énonciation dont l’effet est captateur. Sophocle la désigne « la chienne qui nous ensorcelait avec ses chants ». Or, telle était la problématique dans laquelle je m’étais engagée dans La Parole et l’inceste (1980) : si on peut résoudre une énigme, comment peut-on prétendre résoudre un chant ? Un chant qui ne s’enferme pas dans l’espace esthétique, mais qui fait partie intégrante de ce qui, dans toute parole, vaut comme intonation et contribue à modeler la dimension syntaxique de la phrase. Dans Oedipe-Roi, la Sphinx émet son chant-énigme en occupant un lieu précis de l’espace : les portes de la cité, la limite même entre le propre et l’étranger. Pour saisir l’efficience de cette zone-frontière dans la parole, on peut d’ailleurs relever, chez un auteur dont on retient essentiellement l’accent porté sur la littéralité, Lacan, un passage qui dénude ce qui, dans l’énonciation, n’est souvent perceptible, pour le psychanalyste, qu’au niveau de l’intonation :

« Cet homme qui parle s’adresse à lui (…). Ce qu’il dit, en effet, peut n’avoir aucun sens, ce qu’il lui dit en recèle un (…). Il y reconnaît (…) une intention, parmi celles qui représentent une certaine tension du rapport social : intention revendicative, intention punitive, intention propitiatoire, intention démonstrative, intention purement agressive. » (Lacan, 1966, 83).

Lorsque le divan accueille l’étranger, on assiste souvent à une négociation différente du clivage qui structure toute parole, comme si l’hésitation concernant la communicabilité de l’énoncé donnait naissance à un renversement des priorités officielles : renversement faisant porter le poids de la parole sur ce qui se joue au sein de l’énonciation. Étant donné la parenté, du moins formelle, entre la conception lacanienne du clivage structurant la parole et la conception férenczienne du clivage traumatique – scission entre la partie dite « sensible » et celle qui « sait tout, mais ne sent rien » -, on peut comprendre par quels biais ceux qui s’éprouvent fragilisés dans l’une des dimensions de la parole, soient portés à intensifier cette « intention » qui prend forme au niveau de l’adresse. Intention qui, dans une écoute privilégiant les jeux du signifiant, risque de tomber dans cette oubliette qui constitue un des lieux possibles où vient s’engloutir tout ce qui se présente comme étranger. Lacan note en effet que, ce sens manifesté par l’intention, « c’est dans le mouvement de répondre que l’auditeur le ressent ». Il est donc impossible de l’hypostasier, de le considérer comme un matériau dur sur lequel pourrait porter l’analyse, puisqu’il n’est saisissable que dans l’écho qu’il provoque chez le destinataire.

L’écoute de l’étranger exigerait ainsi que soit accueilli, non seulement ce qui s’impose comme étrangeté externe, mais ce qui agit, à l’intérieur même de la langue ou de la théorisation officielle, comme hôte clandestin et mal déchiffré.

Bibliographie des textes cités :

Freud, S., 1893-95, Études sur l’hystérie , Paris, PUF, 1952.

Freud, S., 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1968.

Freud, S., 1956, La Naissance de la psychanalyse, tr. A. Berman, Paris, PUF.

Freud, S., 1900, L’Interprétation des rêves, tr. Merson-Berger, Paris, PUF, 1967.

Lacan, J., 1966, Écrits, Paris, Seuil.

Lévi-Strauss, C., 1955, Tristes Tropiques, Paris, Plon.

Schneider, M., 1980 La Parole et l’inceste, Paris, Aubier.

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