Contre-transfert culturel ?
Le contre-transfert culturel se manifeste bien sûr dans des dimensions plus singulières et plus précises. Je souhaiterais maintenant vous décrire quelques situations typiques extraites maintenant de plusieurs années d’expériences de consultations interculturelles.
La première situation est celle d’un couple français dont le mari est d’origine maghrébine. La demande originelle de la consultation se référait à un conflit conjugal important. Très vite un problème plus précis a été évoqué par les deux conjoints. Il peut se résumer ainsi : mon mari veut à tout prix faire circoncire notre fils et moi je ne suis pas d’accord car c’est une mutilation et en plus on est en France.
ma femme ne comprend pas que c’est une opération banale mais que c’est très important sinon il ne sera pas un vrai homme.
Je n’entrerais pas plus avant dans l’histoire de ce couple sinon pour dire que leur discussion était très animée et chargée d’émotions diverses. Après leur départ l’équipe est restée en effervescence, en écho manifeste avec le problème qui venait d’être évoqué. Je cite pêle-mêle diverses interventions : » elle a raison un garçon circoncis qu’on le veuille ou non n’est pas entier – il a raison un enfant avant d’être circoncis n’est pas encore un garçon – je ne comprends pas cette discussion puisque c’est une opération banale – chez moi tous les petits garçons ont peur mais ils attendent aussi cela avec impatience – c’est seulement parce qu’ils veulent faire comme tout le monde – ce n’est qu’un fantasme et ce n’est même pas prescrit dans le Coran – il n’y a pas que les musulmans qui pratiquent la circoncision – ce n’est qu’une mesure d’hygiène…etc. » Il est à noter que l’équipe est mixte, d’origine culturelle variée et que les diverses identifications ne se sont pas distribuées obligatoirement selon l’appartenance sexuelle des participants.
Derrière toutes ces opinions se profile la question de l’identité sexuelle, la question de la filiation, la question du sens d’une pratique dans un autre contexte culturel, la question des rapports entre identité psychique et identité culturelle. La nomination de ce phénomène comme contre-transfert culturel pose à mon sens un problème théorique et conceptuel. En effet en le posant comme signifiant singulier, distinct du contre-transfert classique on pourrait avoir tendance à trop les différencier. Si, différemment, on considère culturel comme un simple adjectif qualifiant le contre-transfert, l’ambiguïté s’évanouit. Une première définition pourrait alors se formuler ainsi : le contre-transfert culturel désigne le phénomène du contre-transfert en tant qu’il est provoqué par des éléments culturels.
Cette distinction dans l’approche de ce concept me semble importante car elle n’identifie pas le contre-transfert culturel comme un phénomène relevant seulement de la culture. Il reste avant tout un phénomène psychique. J’irai même un peu plus loin, le contre-transfert culturel n’existe que parce qu’il rencontre des problématiques psychiques universelles. Au-delà du cas clinique que je viens de décrire, j’ai eu beau chercher tous les exemples de contre-transfert culturel que j’ai pu connaître je n’en ai trouvé aucun qui ne se ramène à des questions psychologiques fondamentales comme celle de l’identité, celle de l’identité sexuelle et celle du statut de sujet.
Permettez-moi de revenir à mon histoire du début avec mon collègue camerounais. Pour le petit garçon que j’étais et qui s’était approprié la représentation des sauvages africains, cannibales, avec des sorciers et des femmes aux seins nus, il ne s’agissait pas tant d’une réaction culturelle que d’une réaction à des représentations culturelles dont le pouvoir résidait dans le fait de solliciter des émois inconscients. Comment voulez-vous que des guerriers effrayants, mangeant leurs ennemis ne réactivent pas toutes les pulsions agressives, destructrices, archaïques que toutes les cultures à grand peine s’efforcent de nous faire refouler ? Comment voulez-vous que des seins nus n’éveillent pas les pulsions libidinales ?
Le vrai problème c’est que chaque culture propose ses propres moyens de sublimation. Si ceux de l’étranger, ou ceux que je suppose à l’étranger, sont différents des miens ils m’obligent à un remaniement psychique considérable. En effet une seule représentation peut mettre en péril des années d’éducation forcée, des années de refoulement pour être un sujet social acceptable dans mon groupe d’appartenance.
Je postule que le contre-transfert culturel et tous ses avatars ont pour fonction de protéger notre intégrité, notre élaboration des limites ou, dit autrement, nos identités corporelle, psychique, sociale, humaine c’est à dire le champ du sujet symbolique. Ce n’est pas pour rien qu’un peu partout dans le monde beaucoup de communautés s’appellent » les vrais hommes » et que l’étranger est souvent désigné comme le barbare ou le sauvage.
Nos limites.
Les limites du corps ne sont pas que biologiques. C’est un fait depuis longtemps admis en psychologie. Les travaux relatifs à l’image du corps sont innombrables. Depuis Marcel Mauss l’ethnologie s’est aussi intéressé au corps et aux techniques qui lui sont directement associées mais à mon avis il manque de travaux permettant l’articulation entre le corps psychique et le corps anthropologique. Selon notre culture nos réactions à la circoncision, à l’excision, à la subincision, aux tatouages, aux déformations artificielles, aux scarifications etc. sont très différentes et je sais par expérience qu’il est pratiquement impossible d’aborder ces sujets sans que ne surgissent des sentiments intenses et des conflits profonds. Je ne le ferai pas ici mais je voudrais cependant rappeler que dans son accession à l’idée d’humanité et dans ses rapports au monde, chaque culture, comme Claude Lévi-Strauss l’a abondamment analysé, opère avec des systèmes classificatoires. Les marques du corps s’inscrivent dans des registres de sens. Le clinicien doit en avoir conscience pour que le contre-transfert culturel ne soit pas seulement un séisme émotionnel. Le corps de l’étranger est étrange et ce qui est étrange est souvent considéré comme étranger. Les enfants trisomiques ont été curieusement appelés mongoliens comme si leur étrangeté ne pouvait être qu’exotique.
Les limites du corps ne s’en tiennent pas nécessairement à ce que par défaut j’appellerai sa finitude. A ma connaissance dans la quasi totalité des cultures il existe des mythes et des croyances relatifs à la métamorphose, à la transformation. Malgré tout, l’étonnement et la surprise peuvent survenir à l’intérieur d’une structure identique. Pendant une consultation le parent d’un adolescent expliquait qu’à son avis la maladie de son fils était due à la frayeur provoqué par un sorcier transformé en chien géant. Il y avait dans le groupe un médiateur congolais, qui entendant cela, s’est penché vers moi et m’a dit : « ils sont fous ces gens ». Quand j’ai pu lui demander les raisons de sa remarque il m’a simplement répondu que ce que ce monsieur disait existait aussi chez lui mais que les chiens conservaient une « taille normale de chien. »
Les limites du concept d’humain peuvent être aussi un thème stimulateur de réactions contre-transférentielles culturelles importantes. Je déformerai quelque peu les cas cliniques suivants mais j’assure en préserver les faits. Il y a quelques années une famille venant du Maghreb nous avait consultés à propos des difficultés importantes d’un de leurs enfants. Il s’est avéré assez vite que cette famille considérait cette enfant comme un non-humain. Vous comprendrez qu’à une époque et dans une culture qui a besoin des conseils d’une grand-mère radiophonique, où le bébé est une personne, de tels propos exprimés devant l’intéressé lui-même soulèvent nécessairement, à moins croit-on d’être inhumain, des mouvements de réprobation profonde. C’est ici que la bonne volonté ne suffit pas ni même une psychanalyse personnelle ; il faut aussi avoir accès aux représentations culturelles et aux systèmes dans lesquels elles s’inscrivent pour que la relation thérapeutique reste thérapeutique. Dans l’exemple que je viens de citer encore faut-il savoir au préalable que la plupart des sociétés possèdent leurs propres systèmes de représentations de l‘infortune et de la maladie. Dans ce cas il était fait allusion à la notion de bébé remplacé, substitué par un djinn à la naissance, mbaddal en arabe.
L’anthropologue pourrait arrêter là son investigation mais il fournit alors au psychologue la possibilité d‘analyser le contexte de cette substitution et surtout il permet au contre-transfert culturel de se développer dans un cadre signifiant. Ce cadre signifiant est inanalysé dans la rencontre clinique habituelle pour la bonne raison que le clinicien le nomme théorie. Mais après tout, dire qu’un enfant est un djinn, un ancêtre, un autre enfant qui revient comme en Afrique de l’ouest n’est pas plus étrange que de dire d’un enfant qu’il est pervers polymorphe ou qu’il a introjecté le pénis paternel.