États généraux de la psychanalyse : ouverture – Rio de Janeiro 2003.

Par Mário Pablo Fuks.

Traduit par Mirian Giannella Relu par Pierre-Emmanuel Ly.

Au début des années 70, en fonction des vents de libération qui courraient le monde entier, beaucoup de psychanalystes commencèrent à interroger l’apolitisme et l’allergie contre les questions sociales qui, au nom d’une prétendue et mystifiée neutralité scientifique et valorative, dominait la mentalité des sociétés psychanalytiques dépendantes de l’IPA. Mais il ne s’agissait pas que de cela. Ils remirent aussi en question sa structure hiérarchique, son système de formation soutenu par l’analyse didactique, sa rigidité normative, la frontière également rigide établie entre l’intra et l’extra-institutionnel, la dogmatisation des théories, la ritualisation des pratiques et la revendication monopolique de l’héritage freudien. Tout ceci, faisant un tout articulé, conduisit beaucoup parmi nous à reconsidérer notre appartenance à ces institutions.

En Amérique Latine, plus précisément en Argentine, où l’insertion et l’incorporation de la psychanalyse à la vie des villes sont si importantes, ce mouvement de questionnement acquit une telle force, originalité et organicité, qu’il joua un rôle clé, à travers les groupes Plataforma et Documento, lors de la première rupture politico-idéologique dans l’histoire de l’Association Psychanalytique Internationale, fondée par Freud en 19101. Le mouvement reçut l’adhésion et la participation croissante d’analystes formés et en formation, tant périphériques qu’éloignés de l’institution officielle, ainsi que d’intellectuels, mais aussi de travailleurs de la culture et des diverses professions présentes dans le champ de la Santé Mentale. Beaucoup de ces professionnels qui constituèrent les bases de ce mouvement avaient commencé leur formation en dehors de l’APA, dans les facultés de psychologie, dans des espaces alternatifs comme des écoles de psychothérapie ou de psychologie sociale, et notamment, dans des institutions de santé mentale d’importance dans le champ de la santé publique. Bien avant la rupture, quelques psychanalystes, dotés d’une grande créativité, d’une formation culturelle, et motivés par un intérêt particulier pour le social, avaient joué un rôle actif dans le développement de ces espaces. Leur développement indépendant finit par traverser les parois idéologiques de l’officialité psychanalytique pour investir ou créer ces nouveaux contextes et nouvelles pratiques.

Ce profil d’analyste indépendant, ouvert au monde de la culture et doté de valeurs éthiques et politiques, donna l’impulsion au développement et à l’expansion de la psychanalyse ici au Brésil, quelques années plus tard, en dehors du contexte officiel, et accompagnant le processus de démocratisation, de création de la citoyenneté et de construction de projets de transformation sociale. Ils contribuèrent à la création et à la fortification de projets de formation psychanalytiques de longue haleine, en promouvant une collégialité sans hiérarchies et en se liant à des institutions impliquées dans les luttes sociales.

En outre, et je fais référence ici à mon expérience personnelle, identique à celle de beaucoup d’autres qui me sont proches, l’accueil généreux accordé aux analystes argentins contraints à l’exil a créé des liens très forts de travail et d’amitié qui nous permirent, à nous tous migrants, de grandir ensemble. Ainsi, la participation de tous ces analystes aux projets d’assistance publique, aux mouvements de travailleurs de santé mentale, en particulier à la lutte anti-psychiatrique, ainsi que le développement inventif de pratiques alternatives au modèle hôpitalo-centrique – outre la présence forte et expansive dans le monde académique et dans les espaces culturels en général confèrent une richesse particulière au mouvement psychanalytique brésilien.

Néanmoins, il convient maintenant de nous interroger sur le rôle joué, au début de ce mouvement, déjà initié lors du processus d’ouverture démocratique, par le questionnement idéologique et politique des institutions officielles. Dans les termes que nous avons déjà évoqués, par le contrôle vertical de vie, d’idées et d’oeuvres de leurs membres, exacerbés par la peur de perdre le monopole de la psychanalyse, et principalement par la complicité de ces institutions avec le pouvoir et la mentalité totalitaire de la dictature militaire.

Je pense que nous répondons à cette question en la présence d’analystes du monde entier, aujourd’hui, ici à Rio de Janeiro, réunis dans la 2e rencontre mondiale des EG de la Psychanalyse, cet espace dont la convocation, à l’initiative de René Major, fut déflagrée à partir de la publication du livre de Helena Besserman Viana2 où ell dénonçait la complicité évidente et grossière d’une de ces institutions, ajoutée à l’omission de l’IPA dans l’investigation et l’éclaircissement des faits3.

Notre présence à tous est certainement le meilleur hommage à la mémoire de Helena Besserman Viana pour sa vie, sa lutte et son rôle décisif dans la création de cette instance, aussi de lutte, que sont les États Généraux. Bien. Entre les deux mouvements, celui de l’Argentine et celui du Brésil, que nous venons d’esquisser, sont arrivées, avec quelques années de déphasage, les dictatures militaires qui ont éclaté en Amérique Latine, implantant dans presque tout le sud la terreur d’État, galvanisées par la doctrine de la sécurité nationale fonctionnelle au régime de domination et d’exploitation continentale.

À partir de la décennie de 1980, une série d’analystes latino-américains (en général brésiliens, uruguayens et argentins) ont produit des travaux concernant l’effet, dans la subjectivité, de ces catastrophes sociales à fort impact traumatique. Ils ont démontré comment la perte de liens, la détérioration et la faillite du système d’idéaux, ainsi que la fin de projets collectifs, imposent une subjectivité fragilisée, cadre d’une vraie « démolition » de l’identité et une culture de la violence, entre autres effets4.

Il est évident que cette ligne de travaux présente une continuité de l’esprit d’intervention et de combat dans le champ politique, culturel et social qui a caractérisé le travail de Freud. Il apparaît un engagement pour construire des éléments conceptuels qui, en étant des instrument de lutte contre le pouvoir totalitaire des régimes de fait, en même temps élargissent la totalité du champ psychanalytique développant l’élaboration du despotisme et de la cruauté, relégués tant de fois à l’étagère des travaux de Freud appelés « sociaux ». Et le rôle des analystes français, nous ne pouvons pas l’oublier, en particulier celui de René Major, dans l’accueil et la diffusion de ces travaux, fut l’antécédent marquant pour que nous répondions rapidement à sa convocation pour Paris en 2000.

Ces dernières années, des travaux ont été publiés qui montrent comment il a été possible de résister, de combattre l’oubli, de recréer le courage de soutenir les convictions, de se joindre à d’autres, de faire face à la répression, et de dépasser les traumatismes des pertes dévastatrices. On a rédecouvert, enfin, la joie des conquêtes les plus infimes dans la lutte pour la justice sociale. Ils nous ont aussi montré comment dans le travail avec les victimes de la terreur d’état, et dans le champ de l’affirmation des droits humains, se créent des groupes solidaires capables d’offrir un support aimant permettant de restaurer une enveloppe narcissique, en même temps que se protège le moi et d’éviter que la nécessaire remémoration soit traumatique5.

Le retour à la vie politique et à l’action collective favorise la re-création de la vie psychique, de la temporalité et du sens historique, à partir de la construction de projets et d’utopie dans lesquelles l’avenir se montre capable de réparer les injustices du présent. L’activité de l’idéal du moi rend possible l’activation des systèmes de fantasmatisation et de symbolisation, réinstallant ainsi les processus de subjectivation élaboratrice.

Un nouveau chapitre de cette histoire s’ouvre ici. Pour nous récompenser d’être aussi diligents et braves dans la récupération de nos désagréments, et alors que nous léchons encore nos blessures, nous, les latino-américains, recevons, comme pour animer notre convalescence, emballé comme un cadeau, rien de moins que le gâteau néo-libéral, qui nous promettait la réalisation de toutes les promesses, avec la savoureuse couverture de confis post-modernes. Je ne vais pas le détailler pour ne pas gâcher l’usufruit. Je vais seulement faire quelques commentaires pour voir si nous réussissons à situer quelquepart la cerise de la psychanalyse. Ce n’est pas facile.

Dans « l’Avenir d’une Illusion », de 1927, Freud affirmait que la subjectivité propre de son temps était soutenue par un lien social qui réunissait trois éléments : l’illusion religieuse, la loyauté politique au monarque et l’interdiction de penser la sexualité. Nous pouvons considérer que les politiques de mondialisation néo-libérale cherchent à instituer un type pervers de lien social constitué par trois autres éléments articulés : la contrainte consommatrice, la séduction médiatique et le déni technologique de la souffrance humaine. Cette composition subordonne, avec leurs logiques spécifiques, tous les ressources que le développement technologique met à sa disposition. Nous savons que la technologie neurochimique et leurs megamonopoles occupe une place d’avant-garde et promeut des pratiques qui s’emboîtent au millimètre près dans la logique de la consommation.

Le consommateur doit être un sujet qui change systématiquement d’objet de consommation sans modifier sa position subjective. L’élément nouveau de la série est meilleur parce qu’il est nouveau. Le précédent ne tombe pas pour avoir déjà fait l’expérience subjective de la relation avec cet objet particulier, mais sous la pression du nouveau, qui vient déloger le précédent sans s’insérer dans aucune histoire. Ainsi, aussi bien le sujet que l’objet se maintiennent inchangés et le marché peut se développer et élargir l’offre d’objets6. Ceci s’inscrira comme malaise à travers la figure du toxicomane, signalant la production généralisée d’une subjectivité adictive.

Dans la fonction de réparer et récupérer des effondrements narcissiques les sujets qui sentent la menace de l’exclusion dans la société du spectacle, la psychiatrie tend à rester surdéterminée par ces logiques. Le contact interpersonnel se réduit au minimum, l’interlocution tend à être évitée. Toute l’opération consiste à identifier les signes et les énnoncés qui puissent correspondre à des items d’un classement construit, prenant comme référence les effets attendus du pharmaco. Si le premier remède ne satisfait pas, il est substitué par un autre, ou s’ajoute un deuxième, ou se combine un troisième, et s’enlève le premier, dans un automatisme qui n’a pas fin. De cette manière, non seulement la réflexion psychopathologique mais aussi les traces propres d’une clinique et leurs historiques s’évaporent, des-subjectivant le médecin lui-même, agent de cette opération.

La psychanalyse, une « psychiatrie-qui-accepte-les-larmes » – comme l’a défini Rickman et a été récupéré par Pichon Rivière – et beaucoup de pratiques socioculturelles, notamment les arts, capables de promouvoir des processus de subjectivation élaboratrice et créative, opèrent une coupure et une subversion dans ces logiques aliénantes. Elles partent de la disposition à une expérience subjective qui implique la « modification » réciproque des sujets de l’expérience, ouvrant la possibilité d’un parcours imprévisible qui permette de dessiner la « pathologie contemporaine singulière » de chacun d’eux.

Je comprends que quelque soit le contexte institutionnel, l’encadrement technique ou la borne contractuelle dans laquelle elle s’insère, la psychanalyse a une logique spécifique et un type de parcours qui lui est propre, par lequel, et par rapport aux logiques dérivées du trépied précédemment mentionné, elle reste nécessairement située dans une position de résistance.

Cela ne la laisse pas immunisée contre les effets du marché, ce qui exige une considération très soigneuse. Comme dit la Bible, sans farine il n’y a pas de Toráh. Et la farine coûte de l’argent. Le marché place les analystes dans des situations complexes dans lesquelles n’est pas absente une dimension de cruauté, pour reprendre un concept qui fut réintroduit lors de la 1ère Rencontre Mondiale des États Généraux.

La formation, néanmoins, peut fortement être imprégnée par les illusions et par les opérations de la mercatique. Je ne trouve pas, cependant, qu’il puisse exister un chemin pré-tracé pour la formation d’un psychanalyste critique, intéressé par la construction d’un autre monde possible. Mais, retournant aux illusions collectives contemporaines dont nous parlions précédemment, commence à se produire aujourd’hui avec elles ce qui disait Freud en 1927 concernant la religion : il y a perte de la cohérence, il y a déception avec les résultats, il y a un monde qui ne répond ni ne correspond plus à la volonté du Dieu néolibéral. Il y a perte de la crédibilité de la part des élites elles-mêmes. Ne parvenant pas à cacher le fond d’exclusion et de violence qu’elles produisent, elles essayent maintenant de remettre dans la scène le lien paranoïaque de la guerre, avec une composante de mauvaise foi et d’irrationalité qui dépasse toutes les versions précédentes.

Ce qui est l’expérience des analystes devant ce monde en transformation et ses effets dans la subjectivité, c’est précisément ce que nous nous avons proposé d’envisager et d’analyser dans cette 2e Rencontre Mondiale des États Généraux de la Psychanalyse7. Nous avons établi, avec cette finalité, un ordre du jour étendu de questions avec divers angles d’approche, en cherchant à tracer un tableau global, à élargir le champ de l’analyse et à mieux définir les chemins à couvrir dans nos interventions.

Les problèmes sont grands, mais le contexte et le paysage nous encouragent. Je ne parle pas seulement de la beauté de la ville de Rio de Janeiro. Je parle du Brésil et de l’Amérique Latine, où se construisent des procédures sociales et politiques d’une envergure et d’une richesse morale, politique et juridique qui font grandir la démocracie et la rendent plus vraie.

Notes :

1. LANGER, M. (comp.) : Cuestionamos I e II. Granica, Buenos Aires, 1971-1973.

2. BESSERMAN VIANA, H. Não conte a ninguém… Contribuição à História das Sociedades Psicanalíticas de Rio de Janeiro. Imago, Rio de Janeiro, 1994.

3. MAJOR, R. « Convocação para os Estados Gerais da Psicanálise ». Paris, 2000

4. COLLECTIF Le psychanalyste sous la terreur -Rencontre Latino-américaine Psychanalyse qui a eu lieu à Paris, à la Maison de l’Amérique Latine, du 20 au 26 janvier 1986. Edition Matrice, Vigneux, 1988 364p.

5. CARO HOLLANDER, N. Amor en tiempos de odio : Psicologia de la liberación en América Latina Homo Sapiens Ediciones, Buenos Aires, 2000.

6. LEWKOWICZ, I. « Subjetividad adictiva : un tipo psico-social históricamente instituído », Revista de la Asociación Argentina de Psicología y Psicoterapia de Grupo, Buenos Aires, Tomo 21, Nº. 1.

7. COMITÉ EXECUTIVO DO SEGUNDO ENCONTRO MUNDIAL DOS ESTADOS GERAIS D PSICANÁLISE . « Convocatória » e « Documentos » . Rio de Janeiro, 2003.

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