Paru dans : Atti del I Convegno Medicina e Migrazioni (revue italienne)
* Psychiatre Attaché à la Consultation maghrébine. Centre F. Minkowska. Paris
La rencontre interculturelle est la rencontre de deux individus porteurs d’un système de valeurs culturelles empruntées à un ensemble que chaque partenaire définit comme sa culture.Cette façon de poser le problème est volontairement centrée sur ce qui se passe dans l’interaction en situation interculturelle.
Est ce en termes de choc culturel qu’il faut aborder cette interaction ? Oui et non. Oui, car parfois cela prend l’allure de dommages physiques et psychiques qui peuvent être comparés au choc tel qu’on l’entend dans le monde de la pathologie médicale, c’est à dire un organisme en détresse. Non, car parfois la dynamique interculturelle se développe comme un processus lent, plus ou moins conscient et que si choc il y a, c’est un choc amorti, c’est une onde de choc maîtrisable, ce n’est pas un séisme, une onde tellurique. L’approche classique veut que la rencontre interculturelle traduise un rapport d’individu à individu à groupe d’individu réunis autour de valeurs culturelles qui servent non seulement de structure à un inconscient ethnique mais aussi de systèmes de communication primaires au sens où le définit E.T. Hall (1).Considérer le choc culturel comme la réponse ou la résultante d’un conflit serait trop rapide et trop simpliste. A moins de garder une vision antigène anti corps et de reproduire un discours biologique exclusif sur le culturel, il est donc nécessaire d’y regarder d’un peu plus près.
Nous nous appuierons sur les travaux du psychiatre Harry Stack Sullivan (2) qui a admirablement complété les apports de la psychanalyse en se référant aux travaux de l’anthropologue linguiste Ed. Sapir pour dégager des notions fondamentales permettant tout au moins l’accès à la recherche sur l’interaction. Sullivan estimant que « l’homme possède un moi idéal avec lequel il s’accorde, bien que ce moi ne se réalise pas dans la vie quotidienne ». Son moi quotidien, réel et agissant est un ensemble de schémas du comportement qu’il appelle dynamismes. »Ces dynamisme sont le moyen par lequel l’homme s’intègre à ses semblables. L’individu est conscient de certains d’entre eux tandis que d’autres sont dissociés, donc cachés à l’individu en même temps que visibles du monde extérieur ». (cité par Hall).
C’est à partir de cette ouverture sur la relation interpersonnelle que E. T. Hall a repéré trois niveaux, une triade au niveau des modes d’activités : l’aspect formel (F), informel (1) et technique (T).C’est donc sur cette base théorique que je nous nous proposons de vous faire découvrir que la complexité de ce qui se passe avant, pendant et après le choc culturel ; la difficulté provient de ce qu’il est difficile de contourner l’existence d’interrelations des niveaux F, 1 et T lors de la rencontre interculturelle.
Selon Hall le niveau formel se traduit par un niveau bipolaire oui/non :
on croit ou on ne croit pas,
c’est comme ceci ou comme cela,
on respecte les tabous ou on ne les respecte pas ;
Il existe une infinité de petits détails qui s’additionnent pour aboutir à un système formel que personne ne remet en question.
Quant au niveau informel il est constitué des attitudes individuelles mises en place par le biais d’un modèle paternel, maternel ou même d’un héros de télévision. La fonction de la connaissance informelle c’est d’apprendre un moyen de devenir quelqu’un dans la société par des choix et l’imitation des modèles, conscients ou inconscientes. Le modèle n’est pas forcément participant au processus.
Enfin le niveau technique se caractérise par la transmission par termes explicites du professeur à l’élève. Oralement ou par écrit. La connaissance est du côté du professeur, l’apprentissage du côté de l’élève.
Pour illustrer cette triade et ses interrelations, prenons des exemples de la gestion interculturelle de la relation interindividuelle, dans le cadre de la culture maghrébine et européenne.
Exemple n°1. Celui de la temporalité. Le temps, sa succession au niveau formel est classiquement intégré dans le contexte culturel maghrébin comme un temps qui ne se succède pas sur un mode linéaire. Il n’est pas nécessaire de finir une chose pour en entreprendre une autre : les cycles sont variables individuellement mais ponctués par la tradition religieuse et la tradition rurale. Là les choix et les imitations laissent des diversités possibles. Le cycle informel du citadin et du paysan différent entre eux et tous les deux, du cycle du semi nomade. La population du Maghreb est une population sédentarisée récemment, dans le temps de la culture islamo méditerranéenne. Le calendrier, la mesure du temps sont les aspects techniques les plus évidents des aspects informels et formels de la temporalité. Du point de vue de la communication interculturelle cela se traduit par des retards aux rendez vous, licites pour l’un, inadmissibles pour l’autre. La gestion du temps de travail ou du temps de réunion est complètement déphasée.
On peut y inclure la difficulté d’adaptation au rythme des trois huit : 3 x 8 H (travail posté). Il y a aussi le problème du temps de loisirs. L’intégration des heures de prière dans la dynamique d’une chaîne de montage dans une usine est une illustration de certaines gestions décalées. Même lorsqu’il y a apprentissage technique de la mesure du temps pour raison d’adaptation, il reste que l’informel et le formel persistent et « parasitent » la relation interculturelle (cela peut expliquer l’aspect mosaïque de certains migrants en processus d’acculturation, qui désarçonne l’interlocuteur qui ne peut pas coder entièrement les comportements.
Exemple n°2..C’est là un aspect très bien décrit par Hall dans se livre « La dimension cachée » (3) et tout le monde a expérimenté ce « ballet amusant » de la juste distance interpersonnelle. Les besoins d’espaces individuels chez le Maghrébin, il les partage avec les Méditerranéens du Sud, avec des variantes kinésiques mais hors cette frontière délimitée, recrée un malaise. C’est toute l’approche proxémique qui permet de décrypter le langage de l’espace. Dans l’aspect psycho anthropologique cela peut créer des malentendus qui disqualifient nombre de processus d’adaptation.
Autres exemples sur les modèles éducatifs et les tentatives parfois infructueuses car les méthodes sont pertinentes dans une culture et pas dans l’autre :La pédagogie interculturelle n’est qu’un aspect pour tenter de décrypter cela. Cependant si l’on utilise trop facilement le concept de personnalité de base pour reprendre une expression qui a eu son heure de glorie avec Kardiner, on fait abstraction de la validité et de la présence des modes informels et formels. L’un des grands échecs des structures éducatives dans le domaine de l’éducation surveillée ou même de l’aide sociale à l’enfance, c’est de privilégier l’aspect technique au détriment de l’aspect informel et formel. Quand un adolescent maghrébin pose le problème de son désarroi devant l’interculturel, trop souvent la réponse de la dynamique de l’insertion privilégie l’aspect technique et sous estime l’aspect informel : encore un exemple à partir de la destruction des rôles dans la famille maghrébine. Quand on admet à travers les écrits de Lévy Strauss que la structure familiale maghrébine est PATRILINEAIRE PATRILOCALE, qu’on insiste sur la séparation des sexes au profit de l’homme, on traduit d’une certaine manière les aspects formels et informels. Supposons que l’on ne se fie qu’aux aspects techniques et que par l’habillement et le comportement on présume avoir affaire à une famille insérée conforme à une norme technique, on risque d’avoir des surprises dans la comunication si on n’accepte pas l’idée de l’intervention à des niveaux plus ou moin conscients de l’informel et du formel. C’est cela qu’alimente la version que nous trouvons parfois paradoxale de certains intellectuels maghrébins ou africains qui amalgament dans leur contact interpersonnel les différents niveaux de la triade de Hall.
D’autre exemples sont possibles à partir de la relation au travail et les représentations de la santé et de la maladie Voilà comment l’on peut permettre à des sociologues, des psychologues, des anthropologues, des professionnels de la santé de repérer des systèmes de communications primaires qui sont précieux car ce sont des outils fondés sur, d’une part l’observation, d’autre part la connaissance mutuelle des cultures en présence par personnes interposées.
Il ne m’est pas possible d’aller plus loin sur cet aspect psycho anthropologique, car la relation entre les croyances religieuses mériterait également un long détour. Mais, parlons d’acculturation ; voilà un concept passerelle : car, s’il a le bonheur d’être clairement défini étymologiquement, (AD CULTUREM) il a le malheur de porter le préjugé d’une dynamique dangereuse. En tout cas dans le discours tel qu’il est récupéré par ceux dont il n’est qu’un outil d’information.
D’emblée, je dirais que si le choc culturel est parfois à l’origine d’une psychopathologie brutale, d’ailleurs souvent confusionelle ou se traduisant par des états de dépersonnalisation, la dynamique de l’acculturation est, elle, génératrice ou contemporaine de remaniements plus lents, et moins bruyants, sauf lorsque la pathologie installée finit par évoluer pour son propre compte. Il est donc fondamental de corréler l’acculturation à la notion d’aménagements et de remaniements qui ne sont pourvoyeurs de la pathologie que dans des conditions sociogénétiques et psychogénétiques précises.
Je citerais volontiers les travaux d’un psychiatre portugais Zulmiro De Almeida, dont les écrits sur la psychopathologie de la migration sont à plusieurs égards parmi les plus pertinents quant à leur description clinique. Cependant, la notion de psychopathologie liée à l’aspect migratoire est retrouvée depuis longtemps et il est classique de faire référence aux travaux de Odegaard sur une population norvégienne ayant émigré aux U.S.A.. L’idée du risque mental lors d’une migration reste une intuition fortement ancrée chez les cliniciens, mais la part du social, de l’économique, du psychologique et de l’anthropologique n’est pas facile à faire et est trop souvent occultée tant le discours nosographique fait irruption dans le domaine de l’adaptation en situation transculturelle.
Je complèterai cette analyse des aspects psychopathologiques du choc culturel en faisant référence aux travaux d’anthropologie médicale et de psychiatrie transculturelle du psychiatre et anthropologue américain A. Kleinman (4).En effet, il a développé au fur et à la mesure de ses recherches en Chine et en Amérique sur les phénomènes d’adaptation à la société et aux systèmes de soins, la notion capitale de la différence entre la croyance de celui qui demande le soin (DISEASE) et le savoir de celui qui soigne (ILLNESS).En effet, dit il, à chaque fois qu’un soigné rencontre un soignant, le soigné arrive dans la structure de soin avec un système explicatif de sa pathologie fondé sur un monde de valeurs, de croyances, d’informations plus ou moins exactes ; l’ensemble de ce système explicatif recouvre le concept de DISEASE. Après la rencontre avec le soignant, le soigné repart avec un diagnostic basé sur le relevé des symptômes présentés, leur sens par rapport au savoir du soignant, ce dernier par consensus tacite étant habilité à nommer le syndrome ou la pathologie de façon à la différencier d’autres maladies et à pouvoir exercer une thérapeutique. Toutes ces demandes de la part du soignant aboutissent au concept de ILLNESS. Cette manière de bien repérer ce qui soustend la confrontation entre le patient et le thérapeute permet sans ambiguités de comprendre que dans un contexte transculturel, il puisse y avoir de grands écarts d’interprétation, des malentendus quant à la signification des symptômes et par la même inadéquation de la prestation de soins Ceci est plus valable encore lorsqu’il s’agit d’un échange où prime le verbal, le matériel symbolique sur lequel le thérapeute travaille pour « se faire une idée » de la gestion psychique plus ou moins correcte et adaptée du patient.
A partir de ce cadre il devient plus simple de recommander pour que cette relation thérapeutique soit performante de donner les moyens d’améliorer la relation en intervenant :
– sur le patient en lui rendant plus accessible et plus explicite le système de soins et la dynamique qui l’anime (y compris les « croyances du système de soins »). Il peut s’agir d’éducation pour la santé comme de la présence d’un interprète linguistique et culturel qui connaît le jargon médico – psychologique ;
sur le thérapeute en l’aidant à affiner sa compétence transculturelle
par la sensibilisation de la situation globale du patient migrant ou réfugié.
par la formation dans la relation transculturelle nécessitant la maîtrise du contre transfert en situation psychothépeutique où le culturel intervient où il veut.
Quant à la psychopathologie du choc culturel proprement dite, nous pouvons retrouver du simple au plus compliqué :
– Multiplication des situations d’inhibition de l’action par incompréhension du fonctionnement social et interindividuel.
– Organisation de soi autour d’attitudes d’évitement ou de comportement de réassurance facilitant les regroupements en ghettos.
– Décompensation anxieuse devant une situation de dépassement capacitaire (Hall) (5). La personne ne sait plus gérer ni l’extérieur ni finterieur de soi. La dévalorisation de l’image de soi en est la conséquence, ce qui peut aboutir à un tableau dépressivo anxieux réationnel : cette situation si elle se multiplie trop souvent peut aboutir à une :
– Structuration névrotique où les aménagements sont coûteux et font émerger des processus de somatisation et d’accès pas facile à faire et est trop souvent occultée tant le discours nosographique fait irruption dans le domaine de l’adaptation en situation transculturelle.