Le Freud de Totem et Tabou inscrit le crime et la haine du père à l’origine même de la société. Il rend également inséparables l’amour et la haine pour ce père, l’un étant inconscient quand l’autre apparaît conscient, et réciproquement. Tout d’abord, les fils meurtriers du père jouisseur auraient transmué la haine, via la culpabilité, en amour et adoration d’une instance idéalisée comme totem et plus tard comme Dieu unique. Au nom du père, ils se seraient ralliés à une loi sociale régulatrice fondée sur l’interdit de l’inceste. On voit comment le lien social est constamment, structurellement sous-tendu par une haine inconsciente du père, par-delà la vulgate d’un contemporain affaiblissement de l’autorité paternelle. On doit reconnaître en même temps la pérennité d’une aliénation religieuse au cur même du pacte social, du moins en tant qu’il laisse échapper sur le mode symptomatique (et parfois incontrôlable) des manifestations de cette haine primitive. Le culte d’un Dieu bienveillant et tout amour n’empêche pas, on le sait, les déferlements de haine raciste et/ou xénophobe au sein d’une société « civilisée ». A tout le moins cela conduit à s’interroger sur l’ambivalence originelle de cette prétendue bonté. La haine inconsciente des fils pour le père, en amont de l’adoration divine, n’aurait-elle pas pour pendant la haine très évidente et très visible de ce Dieu pour ses fils ? N’a t-il pas poussé l’un de ceux-ci (Caïn) à commettre l’irréparable, en détournant son regard de ses oeuvres et en négligeant ses sacrifices, tout en sanctifiant au contraire, de façon injuste et unilatérale ceux d’Abel ? Ce regard n’est-il pas mauvais dès lors qu’il exclut et qu’il divise ; n’est-il pas ambivalent dès lors qu’il « couvre » ensuite littéralement les uvres c’est-à-dire la descendance (dont nous sommes tous, par conséquent) du meurtrier ? Le complexe paternel et en particulier la haine inconsciente du père agit actuellement sur le lien social selon deux traditions distinctes, bien identifiables géopolitiquement : si à l’Est les fils s’entre-tuent au Nom-du-père, à l’Ouest les filles dénoncent et inculpent les pères réels. La haine obsessionnelle des guerriers de l’Est est inconsciente derrière leur amour de la Patrie et leur culte du chef militant, lequel fait encore figure de père idéal (ou parfois, plus perversement encore, de grand frère), et bien sûr la violence qu’engendre ces luttes n’empêche nullement la religion de les cautionner ; parallèlement, si la haine des filles semble bien motiver leur dénonciation des exactions paternelles, répression de plus en plus organisée juridiquement à l’Ouest et relayée massivement dans l’opinion, il faut bien reconnaître que cette plainte hystérique (sans doute légitime en soi, et en droit la plupart du temps) ne se justifie subjectivement que par la prégnance de l’amour inconscient. Bref cette sorte d' »hainamoration » dont le père fait l’objet, d’un côté comme de l’autre, assure un bel avenir à l’illusion religieuse. Selon le mythe freudien, la cause de tout ce ressentiment n’est autre que la jouissance initiale du père de la horde, à laquelle toute dérive perverse renvoie, puis l’insupportable absence de ce père mort, soit (pour parler plus « scientifiquement ») l’incomplétude structurale du symbolique. La jouissance, comme cela apparaît maintes fois dans le texte de Freud et de Lacan, est vue comme un animal mythique hantant à jamais les mémoires. La non-psychanalyse propose de lire ce mythe autrement, en s’installant de plain-pied dans son vécu, en le ressuscitant, pour que chaque sujet en tant que Totem, en tant que jouissance, fasse fi du Tabou névrotique de l’humanité.
MARCOS ZAFIROPOULOS : La haine, la perversion et la loi
Edité chez Anthropos, 1995