In : La Revue française de service social, 05/2009, n° 233 : 23-28.
Marie-Jo BOURDIN est assistante sociale, coordinatrice du Pôle Formation et attachée de Direction au Centre Françoise Minkowska (Paris).
Sur le modèle de la relation soignant/soigné en situation interculturelle, nous verrons l’apport de l’anthropologie médicale clinique dans le travail social. Un cadre théorique qui présente un avantage très particulier dans la compréhension et la gestion de cette relation .
Mais en préliminaire, permettez-moi de vous présenter en quelques lignes le Centre Françoise MINKOWSKA, centre médico-psycho-social qui reçoit des migrants et réfugiés de toute l’Ile-de-France. Il est un des moyens que s’est donnée l’Association Françoise et Eugène Minkowski (Françoise Minkowska et Eugène Minkowski, deux psychiatres de renom dans l’histoire de la psychiatrie française) pour promouvoir la santé mentale des migrants et des réfugiés. Avec une expérience de plus de 45 ans (1962), sa configuration actuelle est multipolaire :
Pôle clinique
Une équipe pluridisciplinaire et plurilingue reçoit des patients migrants et des réfugiés adultes et enfants de la région Ile-de-France : dans le cadre du droit commun, avec une approche de santé publique et avec l’éclairage de l’anthropologie médicale clinique (prise en compte des aspects linguistiques et des représentations culturelles et de la maladie mentale).
Pôle Formation
Avec pour objectifs le transfert des compétences à un public de professionnels du champ médico-psycho-social, scolaire et de la justice l’accompagnement des professionnels dans leurs pratiques quotidiennes (supervisions – analyse des pratiques, etc…), il propose des formations en « inter » et en « intra » sur le plan national et européen.
Pôle Enseignement et Recherche
Parmi les différentes activités de ce pôle : l’organisation de séminaires (« Philosophie et cultures », « Résilience et cultures », « Atelier de psychanalyse autour de la clinique des migrants et des réfugiés »), la supervision clinique de thérapeutes en formation, la co-organisation avec l’Université René Descartes (Paris V) et l’Hôpital Européen Georges Pompidou) d’un diplôme universitaire « Santé, Maladie, Soins et Cultures ».
Pôle Documentation et Communication
Il assure la communication institutionnelle tant sur le plan interne qu’externe, gère le portail internet « santé mentale et cultures » www.minkowska.com, et développe des outils multimédia.
Après cette brève introduction, et avant de voir quels sont les apports de l’anthropologie médicale clinique dans le travail social, rappelons que de part l’ancienneté du phénomène migratoire en France, les travailleurs sociaux sont confrontés depuis longtemps dans leur pratique quotidienne, à l’interculturalité. Une rencontre avec « l’usager » migrant qui vient chercher de l’aide avec son histoire singulière, son parcours migratoire. Cette rencontre est parfois jalonné d’obstacles ou l’argument culturel est souvent perçu comme une entrave, la grande difficulté en situation interculturelle étant que l’implicite n’est pas partagé. Par ailleurs le monde du social, comme l’ensemble de la société n’échappe pas aux différents discours et représentations idéologiques sur l’immigration, les migrants eux-mêmes, leurs représentations culturelles jusqu’aux chocs de cultures si l’on pense par exemple à l’excision (1). Très vite on peut tomber dans le piège de l’écueil classique du culturalisme où l’on fige « l’autre » dans sa culture dite d’origine en expliquant tout par le culture sans tenir compte d’un phénomène dynamique, celui de l’acculturation ; l’autre piège est le déni qui lui, évacue toute différence culturelle et ouvre la porte à bien des dérapages ethnocentriques en passant par le racisme et la xénophobie. L’approche très ouverte de l’anthropologie médicale clinique, n’excluant aucune approche théorique ni aucun professionnel de la santé ou du social, permet d’éviter cet écueil. Sans être l’anthropologue de toutes les cultures, elle permet de se décentrer de ses propres références culturelles, d’émigrer de certaines de ses certitudes, de ne pas pathologiser ce qui est culturel ni culturaliser ce qui est pathologique. Tout comme la clinique transculturelle, l’intervention sociale transculturelle intègre le fait migratoire, les représentations culturelles pour mieux comprendre et mieux aider. ce n’est pas la culture à la place du soin ou de l’intervention sociale mais la culture comme un élément de la démarche sanitaire et sociale, sans jamais stigmatiser ni le patient ou l’usager, ni les professionnels du soin ou du social, sans lunette exotisante.
Nous avons au Centre F. Minkowska travaillé la contribution de l’anthropologie médicale clinique au travail social, dans le but d’apporter une plus grande clarté à la relation aidant/aidé dans ce contexte particulier de l’interculturalité.
Dans ce rapprochement du soin et du social mais aussi d’autres disciplines, la psychologie, l’anthropologie, je voudrais rappeler deux questions soulevées par l’observatoire national de santé mentale et précarité qui s’était interrogé il y a environ deux ans sur l’intervention des psys et des travailleurs sociaux au delà du pathologique. Les psys devaient-ils intervenir au-delà du pathologique ? et les travailleurs sociaux devaient-ils être promus au rang de praticiens ou cliniciens du social ? C’est une question qui nous interpelle car nous savons, surtout dans les nouveaux contextes, face aux nouvelles précarités, que le psy et le social sont très imbriqués, particulièrement dans la prise en charge des migrants. Les difficultés sociales étroitement liées au statut de cette population sont de plus en plus au devant de la scène et empêchent parfois tout travail psychothérapeutique (difficile d’élaborer autour de son trauma quand on ne sait pas ou l’on va dormir le soir !). Les réponses sociales peuvent permettre de dépasser certaines crises ou favoriser le changement vers un « mieux être » et en ce sens l’intervention du travailleur social peut avoir des effets thérapeutiques. Nous savons aussi qu’une situation sociale précaire, comme la vivent un certain nombre de familles migrantes, de solliciteurs d’asile, de réfugiés statutaires ou de déboutés du droit d’asile avec un parcours migratoire difficile, sans statut, sans papiers, sans travail et de plus en plus souvent sans domicile fixe, peut être à l’origine d’une décompensation psychologique ; tout comme un équilibre psychique précaire peut être la cause d’une dégradation de l’équilibre social. La souffrance psychique, la souffrance sociale, nécessitent des regards croisés, un travail pluridisciplinaire, une pratique partagée pour co-construire et innover.
Pour appréhender la gestion de la relation d’aide en situation interculturelle, sur le modèle de l’anthropologie médicale clinique appliquée au social, je vais tenter de vous décrire et de vous expliciter le support que nous avons élaborer pour nos formations. Il s’agit d’un outil interactif ce qui va rendre l’exercice difficile pour l’animation, mais je fais confiance à votre imagination et le schéma en annexe devrait vous permettre de vous guider et de vous mettre en situation. Nous sommes dans une circonscription de service social un jour de permanence, la salle d’attente est métissée. D’un côté, nous avons les « usagers » comme on les nomme dans le jargon social, les aidés sur le schéma et de l’autre les travailleurs sociaux, les aidants. Entre les deux, il y a une interaction (matérialisée sur le schéma par les deux flèches), c’est la situation classique sur le modèle freudien, le transfert et le contre-transfert, que nous utilisons dans un sens plus extensif que le cadre de la psychanalyse. Pour que la communication soit possible il va falloir trouver une langue en commun qui ne sera pas forcément la langue maternelle du patient ou le français. Prenons l’exemple d’un « usager » tamoul, il ne parle pas encore ou suffisamment bien le français et le travailleur social ne parle pas le tamoul mais ils peuvent l’un et l’autre chercher une langue en commun , par exemple l’anglais. Lorsqu’il n’a aucune possibilité de langue en commun on fera appel à un interprétariat linguistique et culturel, en s’adressant aux compétences d’ un organisme tel que « inter service migrants ». Dans cette relation triangulaire, l’interprète doit pouvoir non seulement traduire mais aussi apporter des éléments socioculturels quand cela s’avère nécessaire. La communication devenue ainsi possible et efficace, « l’usager » migrant va exprimer auprès du professionnel du social ses difficultés, ses problèmes sociaux, juridiques, financiers, de recherche d’emploi, ses difficultés intrafamiliales, d’éducation des enfants, ses relations avec l’école etc…il lui arrivera de parler de sa souffrance psychique, de sa pathologie… Tout cela, il va l’exprimer avec ses représentations culturelles qu’il a lui de la famille (souvent polynucléaire, voire polygame), des rôles parentaux, de l’éducation, de la santé, de la santé mentale, de la circulation de l’argent…
Enfin certains « usagers » vont chercher à donner un sens à ce qui leur arrive que ce soit la maladie ou l’impossibilité d’ obtenir des papiers ou trouver un emploi, l’échec scolaire d’un enfant etc… Ils vont chercher l’explication du côté du magico-religieux : la sorcellerie, le maraboutage, les esprits ancestraux… ce sont là les modèles explicatoires de la malchance ou du malheur. Pour contrecarrer ces actions maléfiques, pour se soigner, ils pourront envisager d’avoir recours à des pratiques traditionnelles. Si l’on se réfère au cadre qui nous intéresse comme modèle avec la maladie, tout ce qui est exprimé par « l’usager » ses difficultés, la recherche de sens et les solutions culturelles qui en découlent parfois, c’est l’ Illness . En face de l’usager, l’aidant, a lui aussi ses représentations culturelles de la famille (nucléaire opposée à la famille polynucléaire ou polygame), des rôles parentaux (statut de la femme, de l’enfant), de l’éducation, etc… et tout comme le thérapeute ses orientations théoriques, le travailleur social a sa formation et ses approches professionnelles dans un cadre institutionnel bien déterminé (circonscription, hôpital, école, services de l’enfance, associations…) avec des missions bien précises. L’aidant va donc, tout comme le thérapeute qui pose un diagnostic et prescrit un traitement psychologique ou médicamenteux, apporter une réponse en posant une indication, en orientant, accompagnant, sollicitant une aide financière etc… avec lui aussi sa formation, ses modèles explicatoires qu’il confronte avec ceux de « l’usager ». On pourrait prendre par exemple la confrontation des représentations culturelles des rôles parentaux, de l’éducation où pour certaines sociétés traditionnelles le levier éducatif est basé sur les punitions corporelles et se confronte à la protection de l’enfance. Cette posture particulière à l’écoute de la souffrance sociale, le diagnostic et la réponse sociale qui seront faits c’est le Disease . Enfin une troisième dynamique va entrer en scène et elle nous intéresse particulièrement pour ce qui concerne le travail social, c’est la réalité socioculturelle de « l’usager », la place du social, celle des conditions de vie, de l’environnement, de la famille, du travail, du logement ou plus souvent de l’hébergement, du statut (les fameux papiers, sans eux pas de travail et sans travail pas de logement, c’est le cercle infernal), de l’exclusion… Avec des deux côtés des perceptions de cette réalité et de l’exclusion sociale. Ainsi tout ce qui touche au processus social, à la réalité socioculturelle, tout ce qui légitime le statut de « l’usager » , tout ce qui participe du malaise social, c’est le Sickness . Il vient compléter le trépied de cette approche en permettant le repérage des représentations sociales. Il fait partie du triptyque de l’anthropologie médicale clinique où un patient vient exprimer son vécu, sa souffrance psychique que recouvre le concept d’Illness, le thérapeute répondra par l’élaboration diagnostique et l’indication thérapeutique, que recouvre le concept de Disease, le travailleur social s’intègre dans cette approche en faisant le diagnostic et les indications sociales ,ce que recouvre le concept de Sickness. Un équilibre est nécessaire entre ces trois dynamiques pour apporter une réponse adaptée à la demande de « l’usager » et que la prise en charge trouve toute sa cohérence. En acceptant cette confrontation de modèles explicatoires (A. Kleinman), au Centre F. Minkowska nous ne négligeons aucun de ces trois aspects pour apporter une réponse médico-psycho-sociale.
Avec cette approche « Les aspects culturels de la santé et de la maladie mentale (j’ajouterai de l’exclusion sociale), sont intégrés comme un des éléments et non comme un éclairage principal », Rachid BENNEGADI (2). Ils font partie de la grille d’analyse. On peut conclure et dire que ce cadre ouvert permet une écoute particulière, ce savoir-être plus encore qu’un savoir-faire, permet de ne pas focaliser d’emblée sur les origines culturelles mais de se centrer sur la personne, ses difficultés, sa souffrance et la réalité sociale dans laquelle cette demande d’aide s’exprime. Tous les professionnels peuvent s’approprier cette approche, même s’ils n’ont pas la maîtrise des éléments anthropologiques et, je le répète, on ne peut être l’anthropologue de toutes les cultures. Elle permet « d’éviter de plaquer sans discernement son propre modèle explicatoire qui lui n’intègre pas forcément le regard sur les représentations culturelles » (2) Alors que parfois, comme le dit Clotaire RAPAILLE (3), « beaucoup de réponses sont là sous nos yeux mais nous ne savons pas les lire, il manque le code ».
La prise en compte des représentations culturelles, c’est ce que nous permet ce cadre d’intervention car l’on adapte une attitude de décentrage dont nous parle la psychosociologue M. COHEN EMERIQUE (4), mais aussi de curiosité à l’autre (en le faisant participer, en acceptant de dire « je ne sais pas » vous allez m’apprendre), et de rigueur professionnelle permettant de voir ces « usagers » dans leur singularité, sans les stigmatiser et en évitant bien des dérapages ethnocentriques, je pense par exemple à certains placements abusifs d’enfants. Sur cette attitude nécessaire de décentrage nous retiendrons le message de Marie-Rose MORO (5) à tous les professionnels du champ médico-psycho-social et des enseignants « décentrage et contre-transfert culturel sont sans doute deux mécanismes les plus difficiles à acquérir, mais sans doute les plus précieux ».
Je terminerai cet article en prenant ma casquette de coordinatrice de la formation et citant Rachid BENNEGADI : « le seul problème reste la capacité de tout professionnel de la santé (j’ajouterai encore une fois du social) d’accepter d’élargir son cadre conceptuel clinique, non pas dans un processus magique, mais tout simplement par la formation continue ».
J’espère donc vous avoir convaincu et vous invite à vous former à l’anthropologie médicale clinique appliquée au social.
[NOTES]
(1) BOURDIN, MJ. – 2005. – L’excision, une coutume à l’épreuve de la loi. Ed. A3.
(2) BENNEGADI, R. – 1996. – « Anthropologie médicale clinique et santé mentale des migrants en France ». Paru dans : Médecine Tropicale, Revue française de pathologie et de santé publique tropicales, Volume 56, Numéro 4 bis : 445-452.
(3) RAPAILLE, C. – 2006. – Culture codes : Comment déchiffrer les rites de la vie quotidienne à travers le monde. Editions J.-C. Lattès.
(4) COHEN-EMERIQUE, M. – Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel. L’Harmattan.
(5) MORO, M.-R. – 2004. – Enfants d’ici venus d’ailleurs. Hachette Littérature.