Mayotte : Terre d’asile sans asile. Par Régis Airault*

In : Nervure : Journal de psychiatrie, Septembre 2003. Disponible à l’adresse : http://www.nervure-psy.com/

*Le Docteur Régis Airault est PH Chef de service. Il a publié, en 2000, chez Payot, « Fous de l’Inde ». Il est arrivé en septembre 2001 à Mayotte pour y créer le premier service de santé mentale de l’île.

Présentation générale

S’il existe une terre d’asile dans l’Océan Indien c’est bien Mayotte.

Cette petite île de l’archipel des Comores a choisi en 1974 de rester française, grâce au « commando des chatouilleuses », ces femmes qui chatouillaient les hommes politiques indépendantistes pendant leurs discours. Ont-elles eu raison ?

C’est ce que peut se demander le mzungu (l’étranger, le blanc) quand, avec l’esprit romantique qui (théoriquement) le caractérise, il constate la destruction de la forêt primaire, l’arrivée du supermarché « Cora » et les embouteillages de dix kilomètres aux heures de pointe de la zone industrielle de Kaweni au pont de Tzoundzou.

Il regarde alors avec nostalgie le paysan « hors du système » ou le pêcheur qui revient avec ses mérous sous le regard impassible de femmes aux allures de spectres lorsqu’elles arborent le dzindzano, masque de beauté au bois de santal.

Il est certain que l’esprit des ancêtres – jamais absent de la vie sociale mahoraise – doit être ému devant tant de « chambardements » : le rouleau compresseur de la modernité écrase avec détermination et sans état d’âme la mangrove, le domaine traditionnel des djinn, cet espace d’entre deux : entre mer et terre, entre marée-basse et marée-haute, entre deux eaux où, de partout, les « cousins » des îles voisines arrivent : d’Anjouan, de Grande Comore ou de Mohéli, (kara-kara : la débrouille ; kwassa-kwassa : la barque illégale qui tangue dangereusement sur l’océan et tire son nom d’une danse locale très… chaloupée), mais aussi de Madagascar, attirés par cet Eldorado où l’on peut avoir, en un jour, ce que l’on gagne là-bas en un mois et où, de surcroît, la médecine est libre et gratuite, sans distinction de nationalité. Alors pourquoi se priver ? La modernité a du bon et l’on verra bien…

Contrairement aux autres colonies françaises, Mayotte a été un peu délaissée jusqu’à l’indépendance.

Elle n’a pas bénéficié de la colonisation et de ses « bienfaits » selon les critères occidentaux : seule « Petite Terre » a des airs de passé colonial. L’autre île, « Grande Terre », c’était, il y a encore quelques années, la brousse avec une simple piste de latérite impraticable pendant la saison des pluies. C’est peut-être pour cela que la tradition n’a pas bougé et que l’Islam doublé d’animisme prédomine dans une société principalement rurale. Alors on s’est rattrapé : en dix ans, on a fait des routes, des collèges somptueux, et le système de soins ferait pâlir d’envie un ministre de la santé d’une des anciennes républiques populaires.

Et la psychiatrie dans cette société singulière et isolée ? On y pense soudain, avec en toile de fond l’idée qu’il n’y avait peut-être pas de problème jusque-là car ce serait précisément le progrès qui apporterait le « malaise dans la civilisation » et son cortège de symptômes : névroses, stress, psychoses, etc.

On passe alors, quant au rêve conceptuel, du Bon Sauvage, de la robinsonnade, de l’Eden, du Paradis sur terre à l’Ile bagne soumise à la religion du travail (salarié bien sûr) et à la pensée rationaliste.

Alors, on fait semblant d’y croire : on va voir le médecin mais seulement après avoir vu le fundi (le guérisseur) et on fait tous les rituels. Mais on n’en parle pas. On a bien compris qu’avec le progrès, il faut compter sur quelques inconvénients. Derrière tout cela il y a, là encore, risque d’uniformisation et de laminage des cultures. C’est moins clair qu’en 1912, mais rien n’a vraiment changé au fond. Pourquoi 1912 ?

60 années de retard , 30 ans d’avance ?

En pleine période de colonisation, deux médecins psychiatres, les Dr Reboul et Régis, publient un rapport dénonçant l’absence de soins psychiatriques pour les peuples indigènes, déjà idéalisés et supposés vierges de toute névrose. « Nous avons le devoir… », prêchaient-ils avec passion, « …de donner aux peuples de nos colonies l’équivalent de ce que nous avons en France, c’est-à-dire les asiles », (au sens donner asile : refuge protégé du monde) distinguant ainsi le malade mental (potentiellement dangereux) du délinquant qui étaient souvent enfermés ensemble dans les prisons. C’est encore le cas à Mayotte : du voyageur pathologique venu chercher dans le canal du Mozambique la trace de ses ancêtres à l’halluciné de base qui fait un passage à l’acte, la prison de Majikavo a des allures d’UMD (Unité pour Malades Difficiles).

Mayotte, oubliée de l’Histoire, a en quelque sorte soixante ans (ou plus) de retard, selon les psychiatres coloniaux. Mais ce retard a été, en quelque sorte, avalé et digéré par l’Histoire car l’idéologie psychiatrique actuelle serait plutôt d’achever la dernière étape développée depuis les années soixante-dix dans le cadre de la sectorisation : soigner la population au plus près de son lieu de vie et faire progressivement disparaître les asiles qui sont devenus des institutions géantes où les patients totalement désocialisés – ou « défamiliarisés » (du monde et de la famille) restent jusqu’à la fin de leurs jours.

Alors, à Mayotte, on se dit qu’on a peut-être trente ans d’avance et cette situation se laisse voir à trois signes :

- les patients sont chez eux : la famille s’en occupe, même si parfois elle peut les attacher en cas de crise, ou les enfermer comme cela était déjà décrit dans le rapport Reboul et Regis en 1912 ;

- les jeunes vivent dans des cases pour adolescents : les banga, nécessaire espace transitionnel entre l’enfance et l’âge adulte que l’on redécouvre en Occident ;

- enfin, les croyances animistes sont encore bien présentes, les patients ne sont pas considérés comme fous mais comme possédés par les esprits, les djinn. Les crises d’allure psychotique ne sont ainsi pas stigmatisées et sont bien tolérées par la population.

Cette culture n’a pas été détruite « de manière sereine et déterminée » par la pensée coloniale religieuse ou scientifique, comme on peut le lire dans ce fameux et historique rapport : « Mêlant psychiatrie exotique, hygiénisme et lutte contre les traditions indigènes, ce développement s’apparente à une profession de foi de la psychiatrie coloniale : éduquer l’indigène et sélectionner l’Européen. Tel est le projet psychiatrique utopique d’une société coloniale idéale, où l’action pédagogique à entreprendre auprès des populations colonisées mêle, de manière ambiguë, bienveillance, désir thérapeutique et destruction sereine des cultures locales : « débarrasser l’indigène de ses préjugés concernant la folie et des pratiques fétichistes qui en résultent ».

Approche personnelle

Nous sommes donc à l’intersection de deux cultures sur un territoire paradoxalement français avec une population de presque deux cent mille habitants dont la moitié a moins de vingt ans.

Le mzungu que je suis – avec comme armes l’empathie – peut-il avoir des effets (et lesquels) sur cette population qui n’a rien à voir avec ma propre culture et qui souvent parle à peine le français ? Mais nul n’étant prophète en son pays, il semble qu’en cette terre d’Islam, ma simple écoute puisse produire certains résultats.

Je veux vous présenter ici les cas de jeunes gens que j’ai surnommés « Ben-Laden », « le Maki » ou « le prophète Insa », qui ont présenté des états psychotiques aigus transitoires. Je continue à les voir dans les dispensaires, avec le soutien des soignants référents du village concerné.

Notre équipe est embryonnaire : une psychologue vient d’être nommée (elle aussi semble optimiste quant à ses effets « d’écoute bienveillante » dans cet entre deux de la culture que représente Mayotte) ainsi qu’un médecin assistant qui apprécie sa découverte de la maladie mentale « exotique » fort semblable à la nôtre dès qu’on lui a enlevé son « masque de beauté ». Deux infirmiers de santé mentale, une secrétaire et un aide soignant font également partie de l’équipage de ce beau trois-mâts amarré rue du commerce à Mamoudzou (la capitale) : le Centre Matulai (1).

Ben Laden

J’ai rencontré « Ben Laden », 22 ans, aux urgences de l’hôpital de Mamoudzou peu de temps après mon arrivée à Mayotte en septembre 2001. Il venait de mordre quatre gendarmes dans un contexte d’agitation délirante, mû par la volonté de soutenir l’action des islamistes qui venaient de frapper les « Twin Towers » de New York quelques jours plus tôt.

Allongé sur un brancard, Mohamed est tourné contre le mur. Il vient d’y passer la nuit, ligoté sommairement. Il est maintenant détaché, calmé par une injection de neuroleptique. Des marques aux poignets témoignent de l’intensité du combat.

Son père, silencieux, veille sur lui. Visiblement inquiet, il semble n’avoir pas dormi depuis plusieurs jours. Il travaille comme gardien dans l’agriculture. C’est un bon musulman mais il ne comprend pas l’extrémisme de son fils. Tout a commencé après son séjour à la Réunion deux ans plus tôt. A cette époque il avait fait une décompensation psychiatrique avec hospitalisation en HP à St Paul, l’hôpital psychiatrique de référence pour Mayotte. En effet, en cas de problème psychiatrique aigu nécessitant une hospitalisation en milieu spécialisé, les patients de Mayotte étaient jusque-là « Evasanés » (c’est-à-dire EVAcués sanitairement) vers la Réunion.

C’est ce que l’on avait proposé pour Mohamed qui a été adressé de force en « Hospitalisation d’Office » par le médecin du dispensaire de son village, Mtzamboro, situé dans le nord de l’île. Mohamed, que j’ai de suite surnommé Ben Laden refuse de me serrer la main et de me parler car je suis, pour lui, « un infidèle : la Guerre Sainte est déclarée »…

Il est halluciné. Des voix lui disent qu’il est « l’allié de Ben Laden ». Il est cependant tranquille et accepte, non sans réticence, quelques jours d’hospitalisation dans l’une des deux chambres d’isolement en médecine du Centre Hospitalier de Mayotte. Il y passera trois jours avec sa famille qui restera à proximité comme cela se fait fréquemment à Mayotte et sortira avec un traitement par neuroleptique-retard. Les entretiens sont pauvres. Il est presque mutique mais on ne note pas de négativisme.

Je le revois comme prévu deux semaines plus tard au dispensaire de secteur où je lui ai donné rendez-vous. Il avait accepté de me revoir et avait donné sa parole qu’il prendrait son traitement. C’est à cette condition que je l’avais laissé repartir, évitant ainsi une hospitalisation « plus lourde » en psychiatrie à l’île Bourbon (La Réunion).

Arrivé en retard au dispensaire, j’apprends que Ben Laden est parti fâché après m’avoir attendu une demi-heure. Il est maintenant midi, l’heure de la prière à la mosquée. Je décide avec l’éducatrice de santé d’aller chez lui. Il n’a pas de banga (la case traditionnelle des adolescents à Mayotte) et vit encore avec sa sœur chez ses parents. La maison est vide. Nous nous asseyons au milieu des poules et des chèvres avec, en toile de fond, le lagon. Le chant du muezzin nous tire vers l’ailleurs.

Il arrive une heure plus tard, au moment où, tenaillés par la faim, nous avons décidé de partir. Au bout du petit chemin de latérite qui monte vers sa maison nous l’apercevons précédé par sa mère. Il est tout de blanc vêtu et porte un turban palestinien sur la tête. Il nous voit et sourit, content et surtout rassuré par le fait que j’aie tenu parole. Tranquille, il nous offre un verre d’eau. Il a un peu de duvet au menton : son statut de djaula (intégriste) l’y oblige, et il paraît plus jeune ici qu’aux urgences de Mamoudzou : il me fait penser à un poussin tombé du nid…

Il rit carrément aux éclats quand je lui dis que je l’appelle Ben Laden depuis notre première entrevue et je lui fais remarquer qu’il a changé d’attitude à mon égard. Je lui demande pourquoi, et s’il se souvient de son épisode délirant. Il regrette ce moment de violence mais défend ses positions intégristes. Il dit qu’il s’inquiète de tous les changements actuels de Mayotte et qu’il n’a pas envie de voir son île devenir comme La Réunion ou la métropole « avec le matériel, la modernité… Ce n’est pas une crise de folie que j’ai faite, c’est une prise de conscience ce jour-là. Et nous les intégristes luttons contre tout cela ».

Il n’est plus délirant, ni halluciné, et sa mère trouve qu’il va bien maintenant.

Je lui fais remarquer qu’il peut facilement être manipulé par des terroristes et lui parle des années soixante-dix en métropole, époque de ma propre adolescence et de ma propre révolte contre le système. Je me reconnais dans ses interrogations. Je lui en fais part ; je sens que mon propos résonne et que je touche la corde sensible.

Je sais bien (et ce n’est pas mon but) que je ne peux pas le faire changer d’avis, mais je lui précise que, même à la mosquée avec ses frères musulmans, s’il va mal sur le plan psychique on le mettra à l’écart. Il accepte cette fois avec plaisir de venir me consulter un mois plus tard. Je le reverrai, deux ou trois fois, seul puis avec un jeune de son âge. J’apprendrai qu’il a été victime d’un abus sexuel par un oncle dans son enfance mais il ne veut pas porter plainte.

La dernière fois, j’ai su qu’il était reparti dans sa madarasa (école coranique), avec son ami à la Réunion avec l’intention de poursuivre son traitement là-bas, « si Dieu le veut »…

Et je le reverrai sûrement dans quelques mois dans son village. Inch Allah.

Le « Maki »

C’est à peu près à la même époque que j’ai rencontré B. que j’ai appelé « le Maki », du nom des lémuriens de Mayotte, car il était enfermé dans la chambre d’isolement du service de médecine et bondissait dans sa cage tout en poussant des grognements qui ressemblaient à ceux des makis. Cet état de fait a duré dix jours, malgré une intense imprégnation neuroleptique. Ce tableau de bouffée délirante aiguë a brutalement cédé après une série d’entretiens avec la famille au cours desquels B. n’a fait qu’écouter en grognant.

C’est un jeune homme de quinze ans, arrivé en catastrophe d’Anjouan pour se soigner d’un diabète insulinodépendant découvert au décours de cette hospitalisation. C’est à l’annonce du diagnostic et de la nécessité d’un traitement par insuline à vie qu’il a débuté ce tableau délirant. Les troubles sont mis, dans un premier temps, sur le compte d’un syndrome confusionnel. Il n’a cependant jamais été désorienté, ni dans le temps, ni dans l’espace. La thématique principale du délire est de tonalité persécutive : il pense qu’on l’a mis en prison à Majikavo (il est en situation irrégulière et il est venu d’Anjouan, l’île voisine, en kwassa-kwassa). Il faut dire que la cellule d’isolement est bien « sécurisée (2) » comme on dit à Mayotte avec des barreaux aux fenêtres, et a des allures de geôle. Il est halluciné et cherche sous son lit, sous les draps, l’origine de ces bruits (des voix ?) auxquels il répond par des grognements. Il n’a jamais été agressif, mais son état d’agitation permanent a mobilisé et épuisé l’équipe d’infirmières pendant la durée de l’hospitalisation.

Au décours de cet épisode, la famille a décidé d’organiser, à distance dans son île d’origine, une cérémonie avec les fundi, les tradipraticiens locaux entremetteurs avec les djinn, les esprits…

J’ai régulièrement des nouvelles de lui par le médecin du dispensaire qui a, depuis cela, arrêté tout traitement neuroleptique car il va bien. Il n’a plus présenté de trouble de la lignée psychotique. J’ai cependant prévu de le revoir lors de ma prochaine visite sur le terrain. Il est assez fréquent que, lors d’épisodes délirants ou lors de possession, le patient émette des grognements de maki, comme j’ai pu le constater par la suite, chez les hommes, mais surtout chez les femmes. Cependant les possessions par les djinn, contrairement aux tableaux aux allures de bouffée délirante aiguë que je viens d’évoquer, sont limitées dans le temps (quelques heures, voire quelques jours). Ce sont des moments de délires « contrôlés » en quelque sorte, bien tolérés par les proches qui savent que leurs parents sont « agités » par des esprits qui les prennent comme monture (« chaise », dit-on à Mayotte) et que la crise va passer, à condition de faire alliance avec le djinn.

Prophète Insa : notes de brousse

Nous avons revu aujourd’hui, dans le cadre de notre visite sectorielle dans le sud de l’île, Ahmed Bakar, dix-huit ans, surnommé « Prophète Insa ». Nom quasi initiatique qu’il a reçu depuis notre première rencontre, neuf mois auparavant, à l’occasion d’un épisode psychotique aigu.

Il était alors en plein délire mystique et se prenait pour le fameux prophète : excité, logorrhéique, il courait partout en expliquant que « son père n’était pas son père, que sa mère n’était pas sa mère : il était le prophète. Dieu lui envoyait en effet des messages, et il avait pour mission de parler aux gens du Coran ». Il était adressé par le Dr Peter du dispensaire de son village, Chiconi.

« Je suis le loup, je vais te manger », me dit-il dans un bon français lors de notre premier entretien. « Le Dr Peter veut me tuer », crie-t-il à tue-tête au milieu de la consultation de maternité où nous avions, à cette époque, un petit local qui nous servait de base pour rayonner sur les différents dispensaires de l’île. La trentaine de femmes mahoraises enceintes étendues par terre en attendant de voir le seul gynécologue de Mayotte, impassibles, le laissent faire en le regardant du coin de l’œil.

Il revient dans le bureau en faisant son chemin entre tous ces corps accablés par la chaleur. Nous sommes en pleine saison des pluies. Silence. « Je discute avec ton corps », me lance-t-il. Son oncle, chauffeur à la DASS qui l’accompagne, profite de l’occasion pour expliquer que la famille s’épuise et qu’ils ont maintenant peur de lui car il devient agressif.

Pendant l’entretien, « Prophète Insa » écoute l’oncle et ses cousins puis se remet à chanter ou à délirer. « Docteur, vous avez tué vôtre fils de quatre ans dans la piscine. Je suis le Prophète Insa, j’ai des pouvoirs de divination ». En tirant le fil associatif, j’apprends qu’il va mal depuis le décès de son frère de treize ans par noyade, un an et demi auparavant. Il avait alors fait un épisode similaire qui avait été traité par neuroleptiques. Depuis, il s’était stabilisé et avait repris sa formation de peintre en bâtiment au lycée professionnel.

En raison de l’absence de lits à l’hôpital, et avec l’accord du médecin du dispensaire, nous décidons de le maintenir dans sa famille avec un traitement sédatif et anti-maniaque qu’il accepte de prendre, puis de le revoir après le week-end. Je conseille à ses proches de consulter également un fundi pour effectuer les rituels de circonstance.

Le lendemain midi, alors que je déjeune chez moi avec des amis, je bondis subitement de la table pour plonger tout habillé dans la piscine, devant des invités interloqués. Hortense, ma fille de trois ans, est en effet en train de se noyer sous nos yeux : ses bouées se sont dégonflées et elle a coulé à pic. Mouillé avec montre et papiers mais content de ma présence d’esprit, je repense au Prophète Insa et à sa prophétie : délire, vision ? Je décide de lui en parler dès notre prochain entretien, deux jours plus tard.

Il est ponctuel, debout au milieu des femmes qui reprennent leur semaine de consultations. Toujours aussi excité, il est néanmoins plus calme car il a pu dormir (lui et sa famille) ce qui n’avait pas été le cas depuis une semaine. Confiant, il se livre facilement, tout en poursuivant son délire habituel, ponctué de chants et de « Je suis le Prophète Insa ».

Sur le ton de la plaisanterie, je lui fais part de ma mésaventure qui ne semble pas l’émouvoir outre-mesure. Il enchaîne, en accusant les religieux d’avoir tué son frère. Je le revois ainsi tous les deux jours, suivant le cours de ses délires et répondant aux interrogations de la famille. Il tient néanmoins dans le cadre des consultations et semble content de venir « délirer » avec moi. Il a, par ailleurs, rendez-vous avec un fundi (guérisseur) qui doit lui faire des fumigations.

La semaine suivante, il va nettement mieux. Il est toujours délirant mais calme et cohérent. Nous abordons de nouveau l’histoire de la piscine, puis le décès par noyade de son frère. « J’ai peur du volcan » me dit-il, avant de m’expliquer, les larmes aux yeux, qu’il se sent coupable de la mort de son frère. « Je fumais du banghé (3) dans mon banga avec des copains, alors que mon frère m’avait demandé d’aller avec lui à la plage C’est de ma faute, si j’avais été là, il ne serait pas mort ».

J’ai revu ensuite « Prophète Insa » alternativement dans son dispensaire de secteur et à l’hôpital. Il était toujours content de me voir, mais était moins loquace. « Tout va bien : je suis mes cours et je vais à la mosquée une fois par jour. Tout le village m’appelle Prophète Insa depuis cette histoire.C’est parce que j’avais fumé du banghé ».

Aujourd’hui, au dispensaire de Chiconi, il semble sûr de lui. Et quand je lui dis « Comment ça va, Prophète Insa », il me répond que « ce n’est pas son nom, qu’il a une copine et qu’elle l’appelle maintenant ‘Chtouka’ ». Elle l’aide ainsi à tourner une page, maniaque peut-être mais certainement douloureuse, de sa vie.

Le Dr Peter du dispensaire, mon équipe et moi-même sommes un peu déçus de devoir laisser ainsi une part de notre histoire commune : la Légende du Prophète Insa.

Conclusion provisoire

Comme nous l’avons vu au cours de ces quelques vignettes cliniques, notre écoute de mzungu peut avoir une efficacité thérapeutique sur de jeunes patients mahorais à la charnière de deux cultures : traditionnelle, rurale et musulmane d’un côté, « moderne », citadine et rationaliste d’autre part.

Leur « crise » est en quelque sorte un pic symptomatique du malaise éprouvé par leurs pairs et qui peut s’exprimer de plusieurs manières non pathologiques.

• Crise d’identité face à un monde en pleine mutation et au changement trop rapide du paysage (social et territorial) de l’île en quelques années. Le repli vers l’extrémisme islamiste, catalysé par « Ben Laden » qui a mis en acte le fantasme de l’attaque de front, est alors repris à son compte par un jeune comme Mohamed qui aurait pu, s’il avait été un jeune Européen dans les années soixante-dix, glisser vers l’action directe (Brigades Rouges ou Bader-Meinhof). On retrouve chez lui cette naïveté clairvoyante et folle propre à la jeunesse et une loyauté face à ses idéaux. Il ne faut cependant pas nier une possible pathologie psychiatrique sous-jacente qui prendrait ce biais pour s’exprimer. Mais seul l’avenir et de toujours possibles rechutes pourront confirmer un diagnostic de psychose.

• Crises dues à l’exil, à la confrontation avec un autre monde, en situation irrégulière clandestine et « coupable » sur l’île, comme « le Maki » qui semble avoir été rassuré par le fait que je lui dise que, confronté à la mort (diabète insulino-dépendant non soigné sur son île d’Anjouan), il n’avait pas d’autre choix que de « venir risquer sa vie » à Mayotte.

• Crise mystique pour échapper à la culpabilité de n’avoir pas été présent lors de la mort de son frère cadet, le « Prophète Insa » entre en contact avec Dieu et tente ainsi d’échapper à sa filiation, mais rattrapé par l’amour il renonce peut-être à une grande carrière divinatoire,

• Nous aurions pu évoquer également la crise de maternité d’une femme en exil qui n’a pu présenter son enfant à sa mère restée en Grande Comore, ou celle d’une autre confrontée au problème relationnel que pose actuellement la polygamie.

Notre rôle dans le paysage thérapeutique que nous propose cette île (fundi, médecins, religieux et enfin psychiatres) est, certes, modeste mais semble indispensable pour permettre d’intégrer la réalité parfois rude et cruelle d’une modernité dont nous sommes en quelque sorte à la fois les victimes et les acteurs, modernité que nous avons pu cependant « digérer » en quelques générations, alors qu’ici tout s’accélère en quelques années, le temps parfois du passage de l’enfance à l’âge mûr. Les adolescents reconnaissent en nous l’adulte qui « sonne juste » et qui sait « faire vibrer l’harmonique » de sa propre adolescence, même si elle a eu lieu à dix mille kilomètres de là.

L’universalité du fonctionnement du psychisme humain, au-delà des empreintes culturelles et de la langue, s’en trouve ici démontrée. L’essentiel est donc de parvenir à se parler, à se comprendre (ce qui, ici à Mayotte, est plus facile avec la langue française), mais aussi de tolérer et d’accepter l’autre dans sa différence de pensée et de mœurs, afin de s’enrichir de la découverte de l’altérité. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que l’on peut réfléchir sur une nouvelle utopie républicaine française applicable à Mayotte qui respecterait enfin les différences culturelles.

Notes

1) Matulaï ne désigne pas que l’intersaison avril-mai – correspondant à la période où nous avons ouvert notre Centre de Santé Mentale. C’est un moment difficile (pour les pêcheurs en particulier) car Matulaï est avant tout le nom du vent – les alizés – qui souffle à cette époque de l’année mais qui annonce une saison meilleure. Ces vents changeants marquent la fin de la rude épreuve des pluies.

C’est une période d’entre-deux, d’entre-temps, qui annonce une saison plus clémente. C’est comme les moments de crise qui agitent parfois les humains – crises qui peuvent être dangereuses – mais aussi maturantes.

(2) Est sécurisée une maison protégée contre le vol avec au minimum : des barreaux aux fenêtres de diamètre suffisant pour ne pas être écartés à l’aide d’un crick de voiture, un gardien présent jour et nuit, des serrures et des gonds résistants aux coupes-boulons, un chien, ou de préférence une meute de chiens, lâchée dans le jardin (un seul chien pouvant facilement être empoisonné).

(3) Banghé : herbe locale

Bibliographie

BEGUE J.-M., Genèse de l’ethnopsychiatrie. Un texte fondateur de la psychiatrie coloniale française : le rapport de REBOUL et REGIS au congrès de Tunis en 1912, Psychopathologie africaine, 1997, 2-177-220.

REBOUL H. et REGIS E., L’assistance des aliénés aux colonies, Rapport au XXIIème Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française (Tunis 1-7 avril 1912), Paris, Masson, 218 p.

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