Rachid BENNEGADI : « Nostalgie et pathologie migratoire »

In : Migrations Santé, 1987, N° 53 : 38-41

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

Dans une définition classique de la nostalgie, on retrouve deux aspects bien distincts :

- Le premier fait manifestement référence à un processus en souffrance « État de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu ».

- Le deuxième évoque un système moins en difficulté « Regret mélancolique, désir insatisfait », faisant intervenir autant le regret d’« une chose révolue » que « de ce que l’on n’a pas connu ».

Rappelons que nostalgie est quand même construit sur le grec nostos « retour » et -algie, suffixe à consonance médicale qui traduit la douleur. Ce concept recouvre donc un ensemble de significations allant du discours poétique jusqu’à la description d’une situation psychologique pouvant mettre en cause l’équilibre de la personnalité.

Pourquoi traiter de ce problème dans le contexte migratoire ? À première vue, il existe une logique entre avoir le mai du pays et le mouvement migratoire. Les travaux de Zwingmann sur le phénomène du « déracinement » (uprooting) et la place du phénomène nostalgique sont très éclairants. Zwingmann relève d’emblée que « la nostalgie, pour ainsi dire, a disparu comme concept pathologique et a survécu comme un artefact linguistique » (artefact dans son sens de création artificielle).
Analysant finement les aspects psychosociaux de ce phénomène, Zwingmann arrive à la définition suivante :

« C’est un retour symbolique, (ou une réappropriation psychologique) des événements d’un passé personnel (réel), et/ou un passé impersonnel (abstrait, imaginé, suggéré) qui permet une gratification optimale ».

Il est bien évident que ce concept n’a pas échappé aux différents théoriciens de la personnalité mais bizarrement, il n’a pas trouvé sa place réellement dans une typologie diagnostique ou une classification syndromique.

Quelle est maintenant la corrélation entre ce phénomène, que nous acceptons provisoirement comme un processus psychosociologique, et la pathologie migratoire ? Le cadre de cette réflexion serait à appréhender dans un système d’interaction entre le processus nostalgie et les différentes pathologies dans le parcours migratoire.

Tout d’abord, fallait-il poser le problème en termes anthropologiques et essayer d’analyser la relation entre nostalgie et personnalité ? Ou serait-il serait plus logique de s’interroger sur la place de la nostalgie dans les troubles de la personnalité (manière générale de parler de psychopathologie de la migration) ?

Ceci pour dire que mon propos sera plus modeste : à partir d’une pratique dans une consultation médico-psychologique pour migrants maghrébins, je voudrais apporter des faits cliniques et des discours sur la nostalgie permettant peut-être d’essayer de frayer quelques pistes de réflexion et de recherche.
La méthode est certes critiquable, et peut-être ne résistera-t-elle pas à une recherche sur ce système, si tant est que l’intérêt pour une recherche de cet ordre soit pertinent.
Il n’en demeure pas moins que si le discours nostalgique est assez fréquemment présent dans les propos des patients, il y a des nuances importantes dans son contenu, son vécu, son utilisation, sa signification et sa valeur de message paradoxal. L’analyse, arbitraire, certes, de ces deux entités, la nostalgie, d’une part, la pathologie migratoire, d’autre part, nécessite que le discours soit situé.

En effet, dans le débat actuel concernant la population migrante en général et plus précisément la Maghrébine, il est inclus dans les intérêts de la société d’accueil de mieux comprendre le contexte migratoire et dans ce contexte il y a le facteur temps de migration. Est présente à l’esprit encore la notion d’un départ de quelque part et… d’un retour, si possible vers le lieu de départ. L’équilibre temporel et spatial doit être compris dans cette gestion d’une trajectoire.

La nostalgie, c’est l’algie du « retour » c’est donc quelque chose qui doit (ou devrait) être guéri par le retour. C’est un éloignement douloureux, c’est une séparation mobilisatrice d’angoisse ou de mal être, bref c’est un « bad event life » que l’on est censé gérer en investissant beaucoup d’énergie psychique, psychosomatique, psycho-sociale.

L’exemple de M. K…, O. S.

Marocain de la région de Berkane, 55 ans, marié, père de 6 enfants dont la famille, il vit toujours au Maroc, actuellement en arrêt maladie, suivi pour une psychose délirante chronique, traité par des neuroleptiques et soutenu par une psychothérapie en face à face, apporte quelques éclairages sur le processus nostalgique.

« Je n’aurais jamais dû quitter mon coin au Maroc, j’ai voulu aller loin pour réussir à faire vivre ma famille, résultat, je sombre complètement, je descends, je me dégrade, mes jours et ma dignité s’effacent et avec la maladie que j’ai, je comprends que je ne m’en sortirai pas facilement ». Ce patient, depuis plus de deux ans, est « stabilisé » dans sa pathologie. L’activité délirante est moins présente, mais quand il évoque les aléas de son circuit, il digresse facilement et a quelques difficultés à maîtriser son humeur. Évoquant le Maroc, il réexplique « il ne faut jamais tenter le diable comme ça, partir comme ça, partir même pour des raisons comme les miennes, j’avais un motif valable. J’ai demandé aux autres, ils ont dit que c’était dans la loi des choses que je me sacrifie. Mais je te dis, si j’étais resté là-bas, peut-être que je ne serais pas perdu aujourd’hui ».

Tout le discours sur le pays d’origine est nostalgique, mais une nostalgie défensive, une référence à la transgression grave de partir de chez soi. Qu’a-t-il fait ? « pourquoi les esprits se sont-ils acharnés sur moi ? Pourtant, je n’ai pas trop fait de bruit, je suis revenu régulièrement pour aider les miens et les amis, j’ai fait ce qu’il fallait faire, j’ai respecté les traditions mais peut-être qu’il fallait faire encore plus ! Personne ne m’a rien expliqué, je n’ai pas fait de mal aux hommes je n’ai pas eu de mauvaises pensées sur mes amis, et voilà tout ce que j’ai récolté ».

Au fur et à mesure des entretiens, l’alibi nostalgique semblait plutôt s’intégrer dans le discours explicatif, causal, de la pathologie mentale. « C’est un danger de mort, il faut le dire aux hommes ».

À la suite d’une convalescence dans le pays d’origine, vécue comme utile à une meilleure stabilisation, une meilleure gestion de sa situation psychiatrique, les éléments paradoxaux apparaissent nettement quant à la croyance du retour au pays comme « antalgique » de la nostalgie.

« Oui, j’étais bien là-bas, parce que c’est chez moi, parce que c’est normal que je sois bien là-bas, sinon c’est la fin pour moi, si même là-bas je souffre ». Mais également apparaît au même niveau d’analyse, la critique du système de prise en charge, en tout cas en ce qui le concerne. Le groupe de ses proches ne désespère pas de le voir retrouver sa force et sa place, mais lui disent-ils, c’est « là-bas que tu as attrapé ta maladie, alors reste chez eux jusqu’à ce qu’ils te rendent ta santé ». Bien sûr il a consulté des tradipraticiens, mais ceux-là aussi sont ambivalents dans leurs propos. Certains, congruents avec le contexte de l’exercice de leur art, lui ont posé comme condition l’arrêt des médicaments, représentants d’une technique extérieure à leur système thérapeutique. Mais à chaque rupture médicamenteuse, il a senti qu’il allait mal. Il résumera par cette formule « je vais mal quand je commence à accuser tout le monde de me vouloir du mal, des fois même des gens que je ne connais pas, j’ai l’impression qu’ils me jettent des mauvais sorts ou que le mauvais œil est sur moi à cause d’eux ».

D’autres tradipraticiens lui ont offert des prestations complémentaires avec le traitement chimiothérapeutique. Les anciens lui parlent également des méfaits de « El Ghorba »*. C’est un niveau d’analyse qu’il trouve souvent satisfaisant, car sa pathologie devient une maladie d’origine extérieure. Oui il est parti de chez lui, mais il en ignorait les conséquences. Oui maintenant, il est sûr que c’est ça qui est la cause de tout. Seulement, à côté de cela, l’idée de retour ne provoque pas du tout chez lui la moindre notion d’une visée thérapeutique. Comme si le processus s’était emballé, fonctionnait par lui-même ; il ne le maîtrise plus. « C’est l’affaire des psychiatres, mais aussi de la volonté divine. Des choses comme ça, forcément, c’est la miséricorde du Tout-Puissant qui me libérera ».

Étonnante nostalgie, qui fonctionne comme une trame solide dans laquelle, pêle-mêle, (d’où peut-être la confusion), s’intriquent des alibis, des étiologies, des thérapeutiques, des croyances, des discours qui semblent venir se perdre et réapparaître aussi rigides. Zwingmann parle de nostalgies fixations, comme si peut-être par référence au modèle psychologique, dynamique, il y avait pathologie lorsque le système se fige, s’organise sur un stade et n’évolue pas.

Devant son âge, vu le profil migratoire, il ne paraissait pas trop difficile d’évoquer le retour, non pas sous l’aspect « curatif », comme « facteur d’amélioration », mais comme un événement socioculturel déterminant. Là, la réponse de ce patient est aussi particulière. Concernant cet aspect des choses, il maintient qu’il a le temps, qu’il prendra son temps, pour bien se soigner, avant de rentrer, et il insiste sur le fait que c’est bien de cela que les anciens l’ont mis en garde : « ne rentre que lorsque tu auras retrouvé ta santé ». De quelle santé s’agit-il ? De sa santé mentale : il est probable que le groupe socioculturel, bien qu’utilisant des représentations de la maladie mentale différentes, ait repéré le trouble grave de la personnalité.

De sa santé physique sûrement, mais pas autant que sa santé sociale. Sans vouloir faire des distinguos théoriques trop pompeux et peu opérationnels entre ces différents éléments d’une santé globale, (en gros de tout ce qui fait qu’un individu est repéré comme valide dans son groupe et donc par là-même validé par ce groupe), il y a là encore une incohérence du système de référence du groupe.

La marginalisation avec la nostalgie comme structure explicative, j’allais dire comme langage de communication, c’est l’un des avatars de ce système mis en place.

Où et quand aborder l’ambiguïté de ce système avec ce patient ? À partir du moment où le système explicatif du groupe trouve l’aval de ce patient, pourquoi retravailler avec lui ce processus ? Et puis qu’en est-il du contre-transfert du thérapeute sur le discours nostalgique ? D’autant que dans la relation qui s’est instaurée autour tout au moins de ce thème, les interpellations ne manquaient pas. Le fait d’appartenir en tant que thérapeute à un même espace culturel, créait l’émergence d’exigences de la part du patient. La nostalgie du pays d’origine, c’est une chose licite ? n’est-ce pas ? « Toi aussi, tu rentreras un jour. Il faut faire son temps et ne pas oublier les siens. De toute manière, il n’y qu’en terre musulmane qu’on doit aspirer à la sérénité. »

C’est là un autre niveau où le discours nostalgique devient un décrypteur de la position du thérapeute qui est sollicité là dans sa problématique migratoire. Difficile de se retrancher derrière la maîtrise du contretransfert en évacuant cet aspect derrière un statut professionnel.

D’autres patients font de la nostalgie un véritable mécanisme de défense contre le dépassement capacitaire (au sens où l’entend Hall) en situation migratoire.

Il y a ce que l’on peut dénommer la nostalgie écran où tout le discours est infiltré par la nostalgie de la même manière qu’un syndrome dépressif peut masquer des structures de personnalité névrotique ou psychotique. C’est-à-dire, une fois le processus nostalgique replacé dans son contexte, on se retrouve ailleurs, et il n’est pas inhabituel d’entendre des patients expliquer « El ghorba, c’est pas ça qui me fait souffrir vraiment, ça c’est le lot de tout le monde, moi c’est la peur de faire du mal à mes enfants quand je vais au pays, c’est incroyable, je les adore, mais pourquoi donc est-ce que je pense que je vais leur faire du mal ? ». On retrouve des symptômes typiques de phobies d’impulsion qui donnent cet aspect particulièrement angoissé à certaines névroses traumatiques.

Dans d’autres conditions on peut repérer la nostalgie alibi qui s’exprime sous forme de complainte, mais en fait adressée comme un éloge du groupe. C’est plus de l’ordre de la réassurance du moi en glorifiant le surmoi. Mais un surmoi légitimé, ni cruel, ni persécuteur, un surmoi représentant le groupe pourvoyeur d’interdits mais également vecteur de gratifications, un surmoi qui serait un vrai système de dépendance-pourvoyance (au sens où le décrit A. Memmi), l’objet de la pourvoyance étant le sentiment d’appartenance.

Un autre aspect également peut être évoqué et ce serait la nostalgie bulldozer du style « Hors ce que j’étais avant, point de salut », où le processus nostalgique semble seulement un mécanisme de défense privilégié dans des pathologies névrotiques riches en éléments hypochondriaques.
Ce sont-là seulement des remarques sur des éléments cliniques, et cela vaut ce que vaut la subjectivité d’un vécu. Il serait peut-être intéressant de croiser ces variables dans des situations d’exil, différentes des situations migratoires, tout au moins quant au vécu du retour comme en parle A. Vasquez.

Ce détour par la nostalgie en abordant la pathologie migratoire n’est pas forcément à économiser, d’autant que c’est souvent par ce biais que beaucoup de migrants s’expriment avec le plus de « facilité » et que dans la plupart des cas, il est important de remettre cette dynamique dans un contexte gratifiant.

NOTES

* Dans le sens des autres membres de la communauté.

** Valable ici s’entend autant individuellement que par rapport au groupe. Littéralement, l’éloignement, la distance.

BIBLIOGRAPHIE

MEMMI, A. – 1979. – La dépendance. Paris, Gallimard.

VASQUEZ, A. – 1983. – « L’exil, une analyse psycho sociologique ». In : L’Information Psychiatrique, 59, M.

ZWINGMANN, C., PFISTER-AMENDE, M. – 1973. – Uprooting and after. New-York, Springer-Verlag Berlin-Heidelberg.

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