Rang dans la fratrie et risquepsychopathologique : le syndrome d’aînité.

Par Mahfoud Boucebci †.

Paru dans  » Filigrane » Hiver 2004, volume 12, numéro 2

(…)Dans le contexte du travail de prévention en santé mentale qui est le nôtre, l’étude du risque psychopathologique lié au rang dans la fratrie est devenue une approche importante en Algérie contemporaine, approche épidémiologique qui se développe depuis deux décennies déjà.(…)

Cette étude nous paraît personnellement importante en référence à deux facteurs fréquemment invoqués dans notre pratique quotidienne. Le premier consiste en l’évolution socioculturelle radicale que connaît actuellement la société algérienne et la rupture que cette évolution induit dans l’organisation clinique communautaire traditionnelle.

Chez certains sujets s’exprime, en effet, une psychopathologie sociale et individuelle particulièrement liée à la problématique de la filiation de l’individu et du groupe social, et qui trouve certaines de ses significations dans le contexte de transition sociale actuel.

Deuxième facteur, le rang dans la fratrie corrélé avec le sexe du sujet apparaît comme une autre donnée essentielle. L’exemple du dernier né des grandes multipares est illustratif des enjeux liés au rang. Le « enième » enfant est, en effet, un sujet à haut risque, vulnérabilité pour laquelle les mesures préventives pourraient être largement développées -notamment en référence aux capacités de rebond de l’enfant- si les éléments inducteurs de vulnérabilité étaient pris en charge (Boucebci, 1979, 1985). Ces éléments comprennent, entre autres, la vulnérabilité biologique et psychologique de la mère et les impératifs socioculturels qui influencent l’organisation de la relation mère-enfant.

Par ailleurs, un exemple de risque concernant le rang dans la fratrie et lié au sexe du sujet est celui de la psychopathologie de l’aîné. Nous nous proposons d’en faire le sujet de ce présent texte. Avec Ghorbal (1983), nous utiliserons pour désigner ce phénomène une dénomination peu classique, soit celle de « syndrome d’aînité », terminologie très signifiante en référence au désir d’enfant et dont les traces se retrouvent dans toutes les cultures. (…)

CONTEXTES DE L’ÉTUDE : Données historiques et culturelles

CONTEXTES DE L’ÉTUDE : Données historiques et culturelles

L’importance symbolique de l’aîné de sexe masculin est présente dans les traditions culturelles de nombreuses civilisations anciennes et ce, dès la plus haute antiquité. Elle se retrouve au plan symbolique dans les éléments de la tradition religieuse monothéiste et particulièrement dans l’importance de la célébration annuelle, chez les musulmans, du sacrifice d’Abraham, lui-même un premier nouveau-né.

Anzieu (1966), dans une lecture psychanalytique de la mythologie grecque, rappelle combien celle-ci fournit, presque à chaque page, une rencontre avec la fantasmatique oedipienne. Il insiste aussi sur l’éclatant caractère proto-oedipien du mythe des origines illustré par les amours incestueuses entre Gaïa et son premier-né Ouranos, et de sa vengeance avec l’aide de son dernier-né Cronos. Castration réelle par émasculation, stérilité et dévoration apparaissent comme les prototypes des fantasmes inconscients autour desquels s’élaborera désormais la vie effective de tout homme (…).

Par ailleurs, en Europe, durant des siècles, la loi salique, caractérisée par l’exclusion initiale des femmes du droit à la succession et par la priorité de l’aîné dans la succession, exprime une tradition pouvant s’inscrire dans un cheminement très significatif des données socioculturelles de l’époque .

De même, la tradition de « non-remembrement » du domaine agricole familial dans le sud-ouest français -encore présente dans les années « 60 et manifestée dans la procédure de « l’arrangement »- est très proche de la tradition méditerranéenne favorisant l’aîné, modalité encore vivace et prégnante en milieu maghrébin arabo-berbère.

Les modalités de choix du prénom sont également signifiantes. Ainsi, celle où l’aîné prend celui du père, comme cela a été longtemps la coutume en Europe, celle où l’aîné se voit attribuer préférentiellement le prénom d’un parent disparu très regretté ou celui hautement vénéré du prophète Mohammed, comme c’est la tradition en terre d’Islam et notamment au Maghreb. Notons en passant que l’évolution actuelle des groupes sociaux entraîne cependant la chute en désuétude des traditions. On peut le constater actuellement à propos du respect des traditions intransigeantes vis-à-vis de l’aîné et très largement bienveillantes et tolérantes vis-à-vis surtout des derniers. Cette dissonance éducative entre hier et aujourd’hui est d’ailleurs, dans un certain nombre de cas, source de conflits, voire facteur de vulnérabilité et élément de décompensation, soit chez l’aîné, soit chez le petit dernier.

D’autres cultures traditionnelles apportent des données concordantes concernant le rôle de la tradition dans ce champ. Ainsi, au sujet de l’ordre des naissances et de la « germanité », Collard, citée par Riesmam (1990), apporte un éclairage intéressant en décrivant la manière dont les Guidar du Cameroun perçoivent les effets des enfants sur leurs parents, et l’effet de l’ordre des naissances lui-même sur le caractère. Dans cette ethnie, en effet, il y a une différence si l’enfant premier-né du couple est un garçon ou une fille, parce qu’ensuite les parents devront accomplir de nombreux autres rituels au cours de leur existence en utilisant le chiffre mâle « trois » ou le chiffre femelle « quatre »… De même, comme beaucoup d’autres peuples, les Guidar ont institué des prénoms préétablis selon la position de chaque enfant dans la fratrie et ils associent un savoir traditionnel étendu au caractère supposé de chacun. On retrouve là une tradition proche de celle existant en France avant la révolution, notamment au sujet du choix du métier : les armes ou la tonsure et la robe ecclésiastique en fonction du rang dans la fratrie.

Par ailleurs, dans le contexte traditionnel africain, alors que l’image du père est plus ou moins résorbée dans celle de l’autorité collective, le déplacement « sur les frères » des pulsions agressives souligne le poids du modèle culturel dans la liquidation oedipienne, particulièrement chez l’aîné. Tous ces éléments traditionnels constituent des facteurs de vulnérabilité qu’illustrent des données épidémiologiques concernant la fréquence des décompensations psychopathologiques. Celles-ci sont d’autant plus nettes que le « moi communautaire » se désagrège et connaît un dysfonctionnement massif et rapide. (Les cas de l’enfant du migrant interne ou de l’enfant d’émigré sont illustratifs de cette problématique. (Boucebci, 1989)).

Enfin, c’est ce poids du désir d’un aîné de sexe masculin, surtout s’il doit rester unique, qu’illustre dramatiquement la résurgence de l’infanticide des filles en Chine, tout comme, en Inde, la fréquence des avortements après amniocentèse, quand le sexe de l’embryon est féminin.

Données biographiques

Le poids de la tradition peut s’ajouter à un dysfonctionnement découlant d’un événement à l’impact très négatif. Les exemples de Van Gogh ou du Président Schreber sont illustratifs de cette problématique. (…)

Par ailleurs, les problèmes psychopathologiques soulevés par la question de l’attribution du prénom d’un frère mort ont été évoqués notamment à propos d’autres biographies célèbres : Beethoven, Dali, etc. (…) Ce poids du deuil mal liquidé de l’aîné décédé n’a pas toujours un impact psychopathologique évident chez l’aîné de remplacement, même si la trace n’en est pas moins réelle et profonde dans le roman familial, comme l’illustre le cas « Aimée », objet de la thèse de Jacques Lacan (1932). Dans Une peau pour les pensées , Didier Anzieu (1986) révèle qu’il est le fils de la célèbre patiente et apporte un nouvel éclairage à la compréhension du délire, des éléments d’autopunition et des sentiments de culpabilité de celle-ci. Les données biographiques de ce roman familial soulignent, en effet, le poids des générations en dévoilant l’impact du décès tragique de la soeur aînée de la mère d’Anzieu et de celui de sa propre soeur aînée sur son destin de fils unique. Mais, peut-on se demander, quel rôle ont-ils joué, par ailleurs, sur sa remarquable carrière d’enseignant, de psychanalyste et d’humaniste ?

Données littéraires

D’autre part, la littérature universelle offre de nombreux exemples de l’exploitation du thème de la hiérarchie dans la fratrie, de son poids dans le roman familial et dans la trajectoire existentielle de l’individu. Ainsi, la place d’aîné et son caractère de « dangerosité » psychopathologique est illustrée de façon caricaturale par le personnage de « Grand Frère Félix » dans le roman de Renard : « Poil de carotte ». Ce grand frère, « hypervalorisé » et choyé, est véritablement complice de sa mère pour persécuter et écraser Poil de carotte.

L’oeuvre de Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, est encore plus évocatrice. Déjà dans sa trilogie « Bayan El-Quasrayan » le fils aîné Yassine, apparaît comme un personnage falot, tremblant de peur, littéralement écrasé par un père, patriarche tout-puissant, dominateur et castrateur. Mais dans son dernier roman, l’ambiguïté et la violence des rapports entre le patriarche et ses cinq fils, conduits par l’aîné Idriss, souligne la place et le rôle privilégié de ce dernier et les risques qu’il encourt le premier quand la mutation socio-familiale induit une rupture transgénérationnelle inévitable, mais « inassumable » par le patriarche. Que ce roman ait fait l’objet de conflits et de la censure religieuse d’El-Azhar souligne l’impact de l’analyse et de la description des héros successifs, mais surtout l’angoisse métaphysique que suscite « la figuration cosmique par des images des vicissitudes du monde » (Berque). La remise en question de l’ordre ancien et de ses valeurs affectant d’abord le noeud familial organisé autour du désigné, l’aîné.

Données religieuses

La perspective métaphysique, quant à elle, met en relief la question qui est la source de la plus grande angoisse enveloppant et l’individu et le groupe social en terre d’Islam. En effet, l’unicité, fondement de la démarche de tout croyant à la recherche de l’unité -base de la UMMA (communauté des croyants)- est essentiellement mise en cause en cas de fitna (désordre). La fitna la plus redoutable est encore celle qui, dès ses origines, affecta le monde musulman et suscita sa division irréductible : le schisme entre chi’ites et sunnites. Or, cette fitna résulte de la lutte qui s’est instaurée à la mort du prophète Mohammed pour sa succession (succession dont le mode n’avait pas été énoncé). Sa cause découle essentiellement de la raison rarement invoquée par les musulmans -parce qu’elle fait partie du non-dit qui structure l’imaginaire des Arabes (premier peuple islamisé et dont la langue est celle de la révélation du Coran)- : elle tient au fait que le prophète Mohammed est resté sans filiation. « Mohammed n’est le père d’aucun homme »… Cette phrase lourde de sens est prononcée quotidiennement, comme à regret. Dans une société qui privilégie non seulement la filiation paternelle, mais la primogéniture masculine, toute les conséquences symboliques de cette non-paternité obèrent l’imaginaire, de la même façon que l’origine du mythe abrahamique (la descendance d’Ismaïl et d’Israël) fit l’objet de controverses traumatisantes. C’est dire l’importance de cette question, compte tenu du poids du religieux dans la vie quotidienne des différents pays du monde musulman actuel. Cette donnée organise et structure radicalement le désir d’enfant, d’un enfant mâle, d’un aîné mâle, premier d’une progéniture qui par son nombre et sa valeur renforcera le clan, la nation, la UMMA… Démarche psychologique éminemment universelle quant à ses premiers termes, et où, encore une fois en milieu maghrébin, le poids du traditionnel prévaut paradoxalement sur l’enseignement apporté par le message historique et religieux.

En effet, dans un contexte religieux où tout musulman veut prendre le prophète comme modèle de sa vie quotidienne et doit par-dessus tout suivre « son message », quel paradoxe de voir l’ostracisme dont est victime la fillette musulmane. Le Prophète aimait pourtant se faire « Abu El-Banat » (le père des filles).. Quel drame, encore aujourd’hui, que celui d’être née fille et, pis, fille aînée, comme l’illustre le cas, hélas banal, de Zahoua, présenté plus loin.

OBSERVATIONS CLINIQUES

Notons au départ que dans le matériel clinique que nous soumettons ici, la prévalence d’observations cliniques concernant les personnes de sexe masculin ne reflète pas une donnée épidémiologique. Elle représente plutôt le choix d’un éventail illustratif des sens possibles de la position d’aîné dans la fratrie.

Ces observations illustrent ainsi la place d’aîné au plan symbolique et permettent en même temps de souligner la difficulté d’apprécier, au plan psychopathologique, la valeur et l’impact de cette donnée épidémiologique. Leur choix signale que si la position d’aîné dans la fratrie a un rôle essentiel, parfois illustré de façon caricaturale, son incidence peut rester méconnue, alors qu’il serait fondamental d’en tenir compte dans une démarche thérapeutique.

Première observation : « Zoubir ou l’impossible identité » : « Zoubir ou l’impossible identité »

Zoubir, médecin, vient nous consulter à Alger, ayant fait spécialement le voyage pour « essayer de s’en sortir ». Exerçant en France, il y est installé depuis près de 10 ans. Il a quitté l’Algérie pour aller y poursuivre des études et faire une spécialité.

En fait, aîné de sa fratrie, élevé dans un milieu traditionnel très rigide, il est à cette époque en conflit aigu avec son père imam. Ce départ apparaît comme une modalité d’évitement de la rupture. Sa spécialité terminée, il épouse une française et adopte sa nationalité à la naissance du premier enfant. Parallèlement, il se met à boire, accumulant les conflits, notamment en milieu familial. La cristallisation du conflit latent survient lorsqu’il apprend que son fils a été baptisé à l’église par ses beaux-parents. Le conflit conjugal s’aggrave et le climat se détériore encore plus, de même que les excès alcooliques et l’agressivité ; survient finalement l’abandon de son travail. La conduite d’échec, dans une structure névrotique, est ici patente.

C’est alors qu’il décide, en dernier recours, de venir consulter à Alger. A son arrivée, il présente un état anxio-dépressif net avec des troubles importants du sommeil où les réveils fréquents alternent avec des rêves de meurtre du père et de mort de la mère s’associant à une agressivité très culpabilisée.

Zoubir accepte assez facilement une cure de sevrage et surtout, un traitement antidépresseur, tandis qu’est amorcée une démarche psychothérapique dont il convient qu’elle devra se poursuivre à son retour en France.

Cette visite à Alger apparaît finalement comme une tentative assez positive de réinscrire sa filiation et ses racines tout en assumant, avec retard, son autonomie et le dépassement oedipien. Cette crise à 35 ans marque une orientation radicale dans sa vie, posant la question de savoir si elle est plus significative que celle de l’adolescence dont elle apparaît le prolongement et l’essai de liquidation. La crise identificatoire, dont l’ambivalence conflictuelle est exprimée dans la trajectoire existentielle et la démarche paradoxale du patient, souligne bien combien, comme le définit D. Winnicott, « la culture est cette tradition dont on hérite, à condition d’avoir un lieu où situer ce que nous recevons ». Jean Mohamd Amrouche, Kabyle chrétien, partagé entre deux cultures, ou plutôt entre deux visions « civilisationnelles », écrivait au moment dramatique de la guerre d’Algérie : « Je veux habiter mon nom », pointant parfaitement cette souffrance que Zoubir n’arrivera pas à assumer en la sublimant comme le fit Amrouche, explosant dans l’évocation historique de « l’éternel Jugurtha ».(…)

Troisième observation

Troisième observation : « Nadir ou des racines au double lien »

Nadir est vu en urgence pour un état psychotique avec bouffée délirante et qu’accompagne une composante thymique importante. Né en France où son père a émigré après la Deuxième Guerre Mondiale, Nadir est l’aîné de cinq enfants ; il a fait ses études jusqu’au brevet, avec ensuite une formation professionnelle qui l’a pourvu d’un CAP d’ajusteur. Venu au pays ancestral à l’occasion de son service national, qu’il effectue dans la marine et dans une unité regroupant une majorité d’émigrés, il rentre en France pour revenir quelque temps après en Algérie.

En effet, son père l’a persuadé de « revenir au pays » pour monter une affaire et pour ce, lui a acheté un petit appartement et l’a aidé à préparer un commerce d’artisan. Parallèlement, le père prend sa retraite et achète un logement en France, témoignant ainsi de sa décision d’assumer son statut d’émigré dans une position radicalement différente de celle qu’il a induite chez son fils. C’est alors que Nadir décompense. La situation peut, ici, soulever des interrogations nombreuses et variées ; elle pose essentiellement la question de la fragilité de Nadir et celle du rôle des stress subis à l’occasion de son déménagement et de son installation e Algérie.

En fait, il nous est apparu au long de son traitement, que la décompensation de Nadir renvoyait à une dynamique conflictuelle d’ordre oedipienne où, en fils aîné respectueux, il avait, dans une attitude très ambivalente, évité un premier questionnement de son identité pour se retrouver enfermé dans le piège de l’impossible retour au pays ancestral. Impossible retour, non, cependant, en raison de sa préférence d’une autre culture ou d’un autre mode de vie ou de l’impréparation à la rupture culturelle avec la France. Non. Comme Nadir l’exprime parfaitement, le sentiment d’être emporté dans un tourbillonnement non maîtrisable et dans une chute « inassumable », est apparu lorsqu’il a pris conscience que son retour à la terre ancestrale n’était que la réponse à « l’égoïsme paternel », le sacrifice qui lui était demandé étant paré des attraits de l’aide au retour. Simple objet manipulé, simple agent déculpabilisant de son père, il a alors pris conscience de ce que « ses racines étaient ailleurs », selon sa propre expression. Il pose alors le problème de sa nationalité, se référant aux législations française et algérienne dont le contenu permet, en effet, de comprendre, d’une part, combien les textes reflètent les désirs, conscients ou non, des hommes, ainsi que les manipulations des politiques et, d’autre part, qu’ils sont essentiels à analyser pour permettre d’approcher le cheminement thérapeutique possible.

Se pose alors la question de savoir comment aider Nadir à assumer sa filiation et à arriver à une autonomie responsable qui passe par la liquidation de sa problématique oedipienne. Cette évolution l’amènera alors nécessairement à un choix de nationalité dont nous ne savons si nous pouvons en être l’initiateur, via une incitation à la réflexion. Le rôle du thérapeute apparaît très délicat dans ce sens et à ce moment de l’évolution de notre patient. Un entretien avec le père, par ailleurs très culpabilisé, lui permettra d’induire un mouvement dans la dynamique familiale et d’amorcer le deuil lié à la rupture transgénérationnelle exprimée dans la revendication du fils de son droit à la liberté.

La situation est alors apparemment paradoxale, mais plus proche de son dénouement, surtout lorsque Nadir évoque sa liberté et pour ce, fait référence au peuple « Amazigh ». Il est alors possible de souligner son ambivalence en lui montrant combien il aspire à être adulte. Ce choix, assumé librement, permettra le nécessaire dépassement oedipien par la prise en compte de son identité historique et généalogique, même si son choix est celui de son insertion en force dans son pays ancestral.

Quatrième observation : « Mohamed ou les mirages du nord » : « Mohamed ou les mirages du nord »

Mohamed, âgé de 29 ans, marié, père de cinq enfants, est originaire du sud algérien et demeure à Alger depuis six ans. Il est hospitalisé pour un état dépressif majeur, de type mélancolie délirante. Il est traité par antidépresseurs depuis quelques semaines, sans succès. Aucun antécédent psychiatrique personnel ou familial n’est relevé chez ce patient décrit par son père comme très équilibré jusque-là. Troisième de huit enfants, le patient est, en fait, l’aîné des garçons. Il s’est marié en 1979, à 22 ans, puis a amené toute sa famille (père, mère, frères, soeurs, femme, enfants) à Alger où il est employé en tant que chauffeur de poids lourds. Les conditions de vie sont précaires, celle d’un habitat en bidonville. Mais la famille trouve une compensation dans le fait que beaucoup de gens originaires de la même région vivent là également et que le lien avec le groupe traditionnel est ainsi étroitement maintenu.

Tout semble bien se passer pendant quatre ans, en dehors de quelques malentendus passagers entre sa mère et sa femme. L’amorce d’une politique de lutte contre les bidonvilles et de relogement des cas sociaux, entraîne le renvoi de la famille au bled pour quelque temps. Mohamed, toujours émigré à Alger, obtient le logement tant attendu. Il ramène alors tous les siens dans un H.L.M. très exigu, situé en banlieue.

Son père et sa mère supportent mal ce rétrécissement de l’espace vital, eux qui ont toujours vécu dans le désert. Ils font alors de fréquents retours à leur ville d’origine. Mohamed devient agressif, maussade, présente quelques idées de persécution, désinvestit la famille, et finit par arrêter de travailler. Ce tableau de dépression hostile va traîner. Pendant une période de deux ans, il tentera de se soigner sans succès chez divers généralistes, et aussi chez les talebs (thérapeutes traditionnels), puis il semble se résigner à son incurabilité. Quelque temps après, il est hospitalisé à la demande de son père.

Dès le premier entretien, le patient verbalise parfaitement sa difficulté existentielle : « Quand je suis dans le sud, je marche et je me sens bien et eux, encore plus… » Sous traitement antidépresseur en perfusion, et à fortes doses, son état s’amende rapidement. Durant l’hospitalisation, dès qu’il va mieux, il est confronté à son nouveau fonctionnement de citadin anonyme, statut qui ne lui permet pas de nos jours, dans ce nouvel espace -et peut-être aussi avec ses nouvelles aspirations- de pérenniser le fonctionnement ancestral qui lui est dévolu par sa place d’aîné.

Mohamed pose alors la question clef : « Dois-je accepter le retour des parents au sud et les laisser seuls, moi qui suis l’aîné et celui sur qui les vieux comptent ? » Là est peut-être toute la question et le noeud psychopathologique. Chez ce patient, la problématique du lien culture-psychopathologie renvoie à la place d’aîné, tout autant qu’à la nécessité d’assumer la rupture « civilisationnelle » et de la filiation intergénérationnelle traditionnelle.(…)

Sixième observation : « Zahoua ou Je veux un garçon » (Dr D. Abbad)

Zahoua, 19 ans, lycéenne de terminale est suivie à la consultation pour un état dépressif. Le début des troubles remonte à huit mois environ. Il est marqué par une crise d’identité jugée un peu trop tapageuse et vécue comme pathologique par sa mère qui « réussit », selon ses propres termes, à la faire hospitaliser dans un service de psychiatrie de la région d’Alger.

Depuis, sous neuroleptiques, « elle est plus calme », dira la mère, « mais elle a abandonné ses études ». La crise d’identité a conduit Zahoua, à la suite d’une histoire sentimentale, à porter le hidjeb : « Je ne pouvais plus revoir ce garçon, ma religion me l’interdit… mais un soir, je n’en pouvais plus, j’ai crié et ma mère m’a fait hospitaliser. Depuis, je ne ressens plus rien ».

A l’examen, Zahoua est plutôt de biotype pycnique, comme sa mère. Le diagnostic d’état dépressif retenu, tous les neuroleptiques sont arrêtés, au profit d’un traitement antidépresseur accompagné d’une psychothérapie. La réaction de la jeune fille aux médicaments est rapide et une amélioration franche se manifeste.

Dans la biographie de Zahoua, on ne relève aucun antécédent personnel ou familial particulier. Mais elle est actuellement l’aînée d’une fratrie de sept enfants, dont trois sont décédés en bas âge avant sa naissance : « Tous des garçons » précisera la mère. Sa scolarité a toujours été brillante et elle est décrite comme une enfant très calme, très intelligente.

La dynamique des consultations est vite très signifiante. Zahoua parle peu, à l’inverse de sa mère dont le verbe est envahissant, tandis qu’elle se montre d’abord surprotectrice, puis très ambivalente. out son discours est centré sur la relation sentimentale de sa fille qu’elle vit elle-même avec beaucoup d’ambiguïté, dans un mouvement où transparaît une agressivité mal contrôlée : « Moi je comprends qu’elle aime ce garçon, il est très bien ; c’était pas pareil de mon temps, mais si son père le savait, il nous tuerait toutes les deux ».

Zahoua, en quelques semaines, émerge de sa dépression, perd toute la passivité en grande partie liée aux neuroleptiques. Elle reprend ses cours mais la crise qui couvait reprend et atteint son acmé très peu de temps après. Le conflit mère-enfant éclate durant la consultation et la fille veut même quitter le bureau. Il est vrai que, ce jour-là, sa mère déclarait en entrant : « Ce n’est plus possible, j’aurais préféré qu’elle meure ». On apprend alors que son jeune frère l’a battue, car elle le déshonore dans le quartier. « J’accepte tout, mais pas ça ; je n’ai rien dit à son père, il nous égorgerait toutes les deux ».

En fait, ce jeune frère investit le rôle paternel, se présente comme le détenteur de la loi et le garant de la tradition où « Nif et Horma », sont les bases du code d’honneur qu’on ne transgresse pas impunément. Premier mâle dans la lignée, il est l’aîné en puissance et, tout à la fois, l’héritier présomptif et l’homme plus capable que le père d’assumer une situation de crise dans ce monde en changement où les repères du moment présent semblent déconnectés du passé, sans ancrage dans un avenir imaginable, de l’ordre d’un possible envisageable et acceptable.

Mais dans ce mouvement fou, tout à la fois collectif d’une famille et individuel, l’élément dysharmonique majeur éclate brusquement. En effet, il appert que Zahoua n’est pas authentifiée comme l’aînée, non seulement en raison du statut socioculturel de la femme en milieu traditionnel méditerranéen et, notamment maghrébin, mais aussi et surtout parce qu’elle a été précédée par trois grossesses, trois garçons, tous les trois décédés en bas âge avant sa naissance. C’est cette place particulière que rappelle la mère qui déclare en pleurant : « Il y a elle et les autres… »

En fait, ces autres, elle ne pouvait les remplacer, vu l’interdit initial que son sexe suscitait ; tandis que le renforcement précoce, initial, d’une anticipation négative bloquait encore plus le travail du deuil, pourtant essentiel, que l’organisation du roman familial impliquait.

On peut s’interroger sur la vulnérabilité induite en Zahouna, à sa naissance, par la perception subjective chez la mère d’un échec de sa fonction génitrice et par le dysfonctionnement de la fonction maternante qui a pu en découler.

Enfant fantasmatique, en référence au désir de maternité, mais non l’enfant imaginaire (enfant du couple), cet enfant, réalité matérielle, a suscité chez sa mère des désirs difficilement analysables actuellement. Évoquer la résonance psychogène est alors essentiel.

En fait, à travers ce positionnement d’aînée et, surtout, d’adolescente contestataire par sa revendication d’autonomie -sous-tendu par une référence identitaire culturelle différente ou tout au moins nouvelle- Zahoua interpelle sa mère au niveau de sa féminité (féminité que Chiland (1991) définit comme un « ensemble des conduites, des sentiments, etc., qu’on attend d’une femme, en fonction du fait qu’elle est une femelle. Ces caractéristiques sexuées variant selon les cultures »). Dès lors que la relation mère-fille s’inscrit dans les aléas et turbulences du contexte d’un monde en transition, comment s’étonner qu’aux résistances au changement qu’exprimentles conduites de la mère et du frère, réponde la crise de plus en plus bruyante et la rupture psychologique de plus en plus sévère de Zahouna, à cet âge où la vulnérabilité identitaire est exacerbée ?

En fait, dans l’organisation de sa structuration psychologique, Zahoua nous paraît exprimer à cet âge-clef de la deuxième chance, l’échec de l’illusion anticipatrice que Diatkine propose pour comprendre comment s’organise et se structure chez l’enfant l’interaction avec la vie fantasmatique de la mère.

Septième observation : « Abdennour ou Tu ne peux être mon frère » (Dr S. Salmi)

Abdennour, 38 ans, est adressé au service dans un état d’agitation important, d’évolution récente. Depuis dix jours, instabilité psychomotrice, excitation et une insomnie se sont aggravées de manière progressive. A son admission, l’agitation est intense, la conscience claire, l’orientation temporo-spatiale bonne, l’humeur euphorique marquée d’une expansivité avec exaltation. Le discours est logorrhéique ; une phrase revient régulièrement, tandis qu’il désigne son père présent, phrase souvent hurlée : « Je ne suis pas le fils de cet homme… » Sous neuroleptique incisif, l’agitation s’amende et les entretiens deviennent possibles en quelques jours.

Abdennour est l’aîné d’une fratrie de six garçons. Très tôt confronté aux responsabilités familiales, son père étant malade, il prend en charge ses parents et ses frères de manière irréprochable.

Il y a deux ans, Lyes, son cadet d’un an, est atteint d’une leucémie. L’évolution défavorable fait décider d’une greffe de moelle. Mais, dès les premiers examens, Abdennour est écarté en tant que donneur compatible, tandis que les autres frères font l’objet d’analyses plus approfondies. Abdennour assume mal son incompatibilité immunologique avec ce frère auquel il est très dévoué. Il devient de plus en plus anxieux et se met à consommer du cannabis.

Malgré la greffe, le frère décède. Abdennour accuse très mal le choc. Sa consommation de cannabis augmente progressivement, jusqu’au moment où la décompensation entraîne des troubles de conduite et l’hospitalisation.

Évoquant ce deuil, le patient exprime toute sa douleur, et surtout, la profonde blessure ressentie, en tant que frère aîné, de n’avoir pu être le donneur, le sauveur, lui, le responsable désigné par la tradition -ainsi que par l’organisation et par le fonctionnement antérieur de sa famille- comme le garant de la sécurité du groupe familial et de la perpétuité de la lignée fondée strictement sur la filiation masculine, patrilinéaire par le sang.

L’élimination de son sang aux premiers bilans médicaux, et seulement du sien, a suscité une véritable rupture symbolique du lien du sang.

La mort de son frère cristallise en Abdennour cette situation de rupture par un deuil impossible. Celui-ci implique, en effet, le deuil de sa filiation symbolique et l’acceptation d’une identité différente de celle supposée par la filiation biologique, base de l’identité du groupe communautaire traditionnel auquel appartient le jeune homme.

Le résultat des analyses sanguines introduit donc une rupture dans la représentation des seuls liens signifiants, ceux du sang. En effet, en excluant Abdennour de la chaîne filiale identitaire familiale, le rejet médical du don de son sang, et d’une survie possible, attire l’attention sur son corps individuel, corps traditionnellement effacé par le corps communautaire. Ce geste médical affecte aussi sa place comme médiateur entre le père et les autres frères dans le schéma traditionnel. Par là même, les résultats négatifs de l’analyse hématologique bouleversent et font exploser la cohérence du « moi collectif » et oblige Andennour à devoir assumer son identité personnelle, en rupture brutale avec tout ce à quoi sa culture et son mode de vie antérieur l’ont préparé. La décompensation psychopathologique exprime ce travail de deuil et pose la question du modèle thérapeutique à proposer au plan psychothérapique.

Zoubir, Nadir, Mohamed, Zahoua, Abdennour et tant d’autres représentent divers épisodes de la saga des Aînés. La décompensation, notamment au moment de la crise d’adolescence, moment majeur de la liquidation oedipienne, pose pleinement la problématique de la « transmission intergénérationnelle », tant au plan individuel dans la perspective de Lebovici, que dans la dimension culturelle illustrée par les travaux d’Ortigues et de Collomb, et qu’au plan de la lignée de la filiation largement développée par Guyotat à propos de jeunes migrants en situation de rupture culturelle.

DISCUSSION

Les vignettes cliniques qui viennent d’être présentées voulaient illustrer certains enjeux liés à la place d’aîné, de même que les facteurs de risque psychopathologique de celle-ci. Ce rang dans la fratrie apparaît avoir un haut degré de « dangerosité » accompagné d’une nuance psychopathologique certaine chez le sujet de sexe féminin.

D’autres types d’observations marquées du sceau du désir d’un enfant de sexe masculin, expriment d’ailleurs, à travers certaines particularités biographiques ou événementielles, les multiples modèles de la décompensation psychique. On en retrouve, par exemple, un modèle caricatural chez le héros du roman de Tahar Benjelloun, « L’enfant de sable ».

Le « Fils d’un tel, père d’un tel – fille de personne, père de rien » (Benhadid) est reflété dans la langue arabe par la fréquence des patronymes comprenant les termes « Ibn (fils), Abu (père) ». Cet élément souligne, chez les cultures traditionnelles et les civilisations anciennes, le poids du désir d’enfant, du désir d’être parent, particulièrement père et mère d’un garçon, surtout pour l’aîné. La désignation « junior » renforçant parfois le choix, pour le fils aîné, du même prénom que le père, exprime d’ailleurs une donnée identique dans les sociétés modernes, anglo-saxonnes notamment.

Saadi (1190) illustre bien la situation de la femme par rapport à la problématique de la filiation :  » ‘La femme ne peut étendre le nom’. Cette prescription coranique est la continuation de la Bible et de tous les livres saints. L’écriture est masculine, car l’homme porte le privilège d’étendre le nom, de lui faire corps de sa personne, de l’honorer, de le perpétuer dans son unité -contre la dispersion, la mort, l’oubli. Le nom est un bien qui file la métaphore de l’identité. »

Quant à elle, la vignette consacrée à Zahoua, modèle d’une anticipation forclose, reflète de façon caricaturale la pathologie de la filiation. Dans le registre de l’universalité du désir d’enfant, cette observation clinique exprime, entre autres, l’échec du besoin de l’homme de transmettre, notamment en perpétuant la lignée ancestrale, ce désir d’un enfant mâle n’en étant que l’expression privilégiée, plus actuelle dans certaines cultures traditionnelles, mais présente dans toutes les sociétés.

La problématique de la filiation en terre d’Islam souligne donc avec éloquence « cette évidence que l’homme est, dès avant sa naissance, et au-delà de sa mort, pris dans la chaîne symbolique, laquelle a fondé le lignage avant que s’y brode l’histoire » (Lacan, 1966). Elle marque bien les limites, pour la santé mentale, d’une démarche épidémiologique calquée sur celle concernant les maladies physiques transmissibles. Cela n’exclut cependant nullement, il va sans dire, que soient dégagées d’une telle démarche des lignes de force inductrices d’un travail préventif pertinent, comme l’illustrent par exemple, pour la première enfance, les apports de Spitz, A. Freud, Soulé, Diatkine, Lebovici, Appel, Stork, entre autres.

Cette démarche est, d’ailleurs, d’autant plus nécessaire à prendre en compte en raison des problèmes psychologiques induits par les mutations massives bouleversant définitivement, de façon irrémédiable, les structures traditionnelles, comme l’illustre le cas d’Abdennour. C’est ce qu’expriment à la fois les tensions socioculturelles actuelles et les nouvelles demandes d’aide -de plus en plus nombreuses- d’individus, citoyens anonymes enfermés dans un statut et un mode d’être auxquels ils sont loin d’être préparés.

Dans ce contexte et dans un pays tel que l’Algérie, l’émergence et surtout la découverte par le grand public des nouveaux problèmes sociaux contribuent largement à la crise culturelle et socio-politique actuelle. Nous songeons, par exemple, à ceux de la mère célibataire, de l’enfance abandonnée, du couple stérile, des individus atteints du SIDA et de toxicomanies, et à tout ce que ces maux suscitent d’angoisse, de questionnements existentiels et de défenses, au niveau individuel et collectif.

Un exemple de l’augmentation de cette tension socioculturelle causée par la prise de conscience de nouveaux problèmes sociaux, se retrouve dans le fait que les revendications de certains groupes sociaux, bien que liées et essentielles à la prévention en santé mentale, apparaissent complètement inassumables par d’autres groupes. Ainsi, la signature en 1992, d’un décret accordant la concordance de nom pour l’enfant abandonné recueilli par une famille, est violemment contestée par les intégristes. Que penser, alors, des données découlant de la recension des demandes formulées lors de la première consultation pour « stérilité » (Semrouni, 1990) ? On y voit émerger une demande d’insémination artificielle par le couple stérile, accompagnée du souhait d’éventuellement partir vers l’Europe pour l’obtenir, transgressant ainsi tous les tabous et interdits, demande et souhait qui expriment une évolution des mentalités. L’impact d’un tel changement sur les problématiques de la filiation et de l’identité est majeur, accentuant et aggravant l’effet des changements culturels massifs et rapides qui sont actuellement en cours.

Le risque réside dans la cristallisation du conflit de société et dans sa radicalisation, compte tenu des évolutions extrêmes observées sur ce plan. Dans tous les cas, le « Qui suis-je ? » marque le nouveau questionnement de l’individu. La nouveauté de celui-ci justifie, selon nous, la tenue d’une réflexion critique sur les psychothérapies et les prises en charge actuellement proposées, particulièrement concernant le désir de certains de les limiter à une approche ethnopsychiatrique réductrice et caricaturale.

Enfin, dans un pays où, de par la hausse galopante du taux de natalité, 70% de la population a moins de 20 ans, le constat de la fréquence de la pathologie identitaire, et de l’importance de celle-ci liée à la carence d’autorité, pose de façon lancinante la question de la place du thérapeute et de sa fonction, problématique très proche de celle soulevée par Jeannet à propos de la prise en charge de l’adolescent (notamment dans le champ de la P.M.D.).

CONCLUSION

L’épidémiologie en psychiatrie est longtemps restée au stade embryonnaire, en raison, d’abord, des caractéristiques spécifiques de la clinique psychiatrique aux contours subjectifs, comme en fait foi l’absence d’épreuves et examens paracliniques et de thérapeutiques objectives efficaces. L’apport fondamental et essentiel de la psychanalyse et des sciences humaines a, par ailleurs, sur ce plan, suscité et entretenu chez certains une confusion liée à sa méconnaissance, ou à sa déformation. Ce, à l’heure où les autres branches de la médecine découvraient le B.K., la streptomycine et le B.C.G., jalons essentiels d’une médecine où des paramètres objectifs allaient quantifier la réalité et les traces de la souffrance physique enfin concomitamment maîtrisée et prévenue.

Dans le vaste champ de la souffrance psychique, l’étude du handicap mental dans ses aspects objectifs ouvrait des perspectives prometteuses. L’aboutissant apparaît être, au terme d’une évolution tumultueuse, la présentation du DSM III, bible du psychiatre dans le vent, de l’épidémiologie et d’elle seulement. Et pourtant, que de critiques. Dans ce contexte, la problématique à laquelle nous confronte le syndrome d’aînité s’avère donc l’exemple typique des limites de la rationalité exclusive à laquelle peut aspirer l’épidémiologie dans une branche telle que la médecine, « art prenant ses racines dans une science », et, encore plus, dans la psychiatrie, définie par Henderson comme l’autre moitié de la médecine. Le rang dans la fratrie peut apparaître comme la donnée susceptible d’une évaluation chiffrée rigoureuse, du type de celles cultivées à l’envie par les statistiques, bases de l’épidémiologie. Et pourtant, quelques observations et une approche psychopathologique suffisent à démontrer la réalité du risque, sur le plan de la santé mentale, mais aussi les risques et les limites d’une telle donnée, au plan de l’objectivité stricte. Est-ce pour étonner ? Certes, les grands nombres ne sont pas toujours nécessaires, comme l’a démontré de façon magistrale Piaget dans sa théorisation du développement de l’enfant. Il n’empêche que la vérification reste la base d’une théorisation généralisée. Certains critiques de la théorie freudienne en ont fait l’argument privilégié de leur démarche. L’incidence du rang dans la fratrie comme facteur de risque est d’ailleurs actuellement étudiée à propos de certaines pathologies, telle la schizophrénie ou du handicap mental.

La place de l’aîné apparaît donc comme un élément de vulnérabilité particulièrement sensible, dans une société où les changements socioculturels sont radicaux, massifs, rapides. Des études antérieures avaient amené à insister sur la fragilité de l’enfant des grandes multipares et sur la vulnérabilité importante découlant de la place de « enième » d’une grande fratrie, dans un contexte associant sous-développement économique et culture à prévalence traditionnelle. L’intérêt théorique et pratique de cette question, axé sur la place de ces données, pèse sur la prise en charge thérapeutique, comme sur celle de la prévention possible à susciter dans le contexte social en transition du Maghreb actuel.

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